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Occident express 75

David Laufer
La Nation n° 2168 12 février 2021

C'est une jeune femme d'une grande beauté, fille d'un couple richissime résidant sur les hauteurs de Belgrade. Son nom lui ouvre toutes les portes que sa gracieuse apparition ne serait pas parvenue à déverrouiller. Sur Instagram elle étale sa vie privilégiée sans aucun complexe. Jour après jour, on peut la suivre en photos, entourée d'amis aussi jeunes et beaux qu'elle, dînant dans les meilleurs restaurants de Belgrade, buvant du champagne dans les clubs, dévalant les pistes de ski du sud de la Serbie, se dorant au soleil de Dubaï en décembre, logée dans les palaces les plus luxueux. Entourée d'une petite cour, ne cachant jamais derrière un masque chirurgical son visage aux proportions idéales, vivant comme si 2019 s'était indéfiniment prolongé pour ses yeux aigue-marine. C'est donc une jeune et riche belgradoise parfaitement typique. Elle ne montre aucun intérêt pour les études supérieures ou pour la culture et mène une existence oisive et tapageuse. La pandémie ajoute à ce spectacle anodin une atmosphère de Titanic en ses derniers instants. Ce genre d'existence n'a rien d'original hélas. Mais en Serbie cela témoigne d'un état de fait particulier, et tragique. Depuis deux siècles, les incessants changements de régime et les assassinats politiques ont rendu impossible l'établissement d'une couche supérieure stable de la société. En France ou en Suisse, cette classe (avec la condition expresse d'être renouvelée en permanence) a permis la transmission, et du savoir, et du capital. On peut utiliser le mot d'élite pour qualifier cette classe particulière, que ne définit pas uniquement l'épaisseur du portefeuille, qui a conscience d'elle-même et se comporte de manière responsable envers le reste de la société. Cette élite permet à l'ensemble de la société de poursuivre l'excellence dans les études ou dans les arts, comme la cour des Habsbourg qui rend possible la sélection et l'éducation du jeune Nikola Tesla, perdu dans son petit village croate. En Serbie, la constitution de cette classe a toujours été interrompue par l'Histoire. Ce que la Yougoslavie de Tito avait légué d'embryon d'élite culturelle et intellectuelle s'est presque entièrement étiolé. Les journaux dignes de ce nom ont pratiquement disparu, les artistes renommés sont tous partis, les chefs de clinique consultent en privé pour améliorer l'ordinaire. Pour la première fois depuis des décennies pourtant, le pays vit une phase de stabilité politique et économique. Protégée par l'Europe et les Etats-Unis, libre de commercer et laissant ses citoyens libres de s'enrichir, la Serbie peut saisir sa chance. Mais au lieu de voir apparaître, comme dans la Yougoslavie monarchique d'entre-deux-guerres, des capitaines d'industrie ou des banquiers finançant la construction d'écoles et de musées, on est prié d'assister à la gloutonnerie des nouveaux millionnaires. Et comment leur tenir rigueur de se comporter comme se comportent désormais les millionnaires du monde entier? Partout en effet les élites ont disparu, remplacées par la richesse et la manifestation de la richesse. En Serbie nous n'avons rien à regretter, les élites n'existeront jamais.

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