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«Je ris parce que c’est juste.»

David Rouzeau
La Nation n° 2168 12 février 2021

Vie de Samuel Belet est le cinquième roman de Ramuz. Ecrit entre 1911 et 1912, il est publié en mai 1913. L’écrivain vaudois a 34 ans et habite encore à Paris.

Samuel Belet est un paysan de la région de Préverenges, à côté de Morges. Il a perdu son père à dix ans et sa mère à quinze. Il n’a ni frère ni sœur. Il commence donc sa vie de jeune homme seul. Il éprouve ainsi une solitude affective radicale. Il vivra un premier amour passion, mais malheureusement il sera à sens unique, car Mélanie ne l’aime pas vraiment. Après cet échec douloureux, renvoyé à nouveau à sa solitude, il va réaliser une sorte de grande odyssée qui va le mener dans l’arrière-pays vaudois, dans le Gros-de-Vaud, puis dans la Broye où il vivra une relation purement physique avec Adèle. Il traversera le lac pour aller en Savoie, puis à Paris, où il passe, en «suisse» qu’il est, plusieurs années, et enfin à Vevey où il vivra dix ans. A Paris, il éprouvera la rupture d’une amitié avec Duborgel qui l’avait pourtant jurée indéfectible, mais ce dernier préfère ses idées communistes abstraites à sa relation à Samuel. A Vevey, le narrateur épousera Louise, une veuve qui se laisse aller à la tristesse et ne cesse de péricliter. Leur couple sera stérile et le fils qu’elle a eu de son premier mariage, Henri, rejettera toujours Samuel jusqu’à mourir lui-même quelques mois après sa mère pour la rejoindre au ciel. Samuel s’est donc vu refuser en grande partie le bonheur conjugal et paternel. A 42 ans, il se retrouve à nouveau complètement seul et c’est alors qu’il revient à son point de départ, à son village d’origine.

Durant toute sa vie, Samuel travaille et apprend plusieurs métiers manuels, ce qui lui permet de subvenir à ses besoins. Il ne vit jamais dans la misère grâce à une société structurée qui offre toujours un emploi à un homme de bonne volonté. Pour avancer dans sa vie, à chaque étape, à chaque crise, Samuel change de lieu, marche pendant des jours, traverse le lac, revient en train et s’offre en quelque sorte à chaque fois de nouvelles vies. Ces transitions se font à trois reprises d’une manière qu’on pourrait dire bacchique, dionysiaque pour parler grec. Il quitte la région de Moudon après s’être enivré dans l’auberge de la commune et s’être battu avec les jeunes du village qui le rejettent. Après avoir vendu la maison de Blonay, il boit à Saint-Saphorin et vit une vraie crise lors de la fête des vendanges à Cully. C’est alors lui le vrai Bacchus. Il hurle sa tristesse et sa colère après la perte de Louise. Puis, arrivé à Vernamin, son lieu d’origine, bouclant la boucle de son odyssée, il s’enivre avec Jordan, le pauvre mari de Mélanie, et va vivre une magnifique soirée que l’on peut dire métamorphique. Complètement porté par l’ivresse, il rit d’entendre les drames qui se sont produits pour certains personnages. Il rit de la mort, il rit des drames. C’est un rire cathartique, un rire de dépassement, un rire de vie supérieure. Il rit au fond de la vanité de l’homme et de la vie. Il roule dans la poussière, qui représente en quelque sorte la vie terrestre, laisse Jordan rentrer en oubliant totalement cette Mélanie qui l’obséda tant plus jeune et qui ne fut, semble-t-il, pas un cadeau. Il se retrouve couché sous le ciel étoilé, souffre, pleure, a mal d’avoir perdu Louise, sa broche en or lui pique le doigt. Il utilise le langage, point fondamental du roman, en lien aussi avec son prénom de prophète, Samuel, car qu’est-ce qu’un prophète sinon un homme de langage qui parle avec Dieu, est capable de l’écouter et qui parle aux hommes au nom de Dieu: «Je m’étais mis à parler tout haut. Tout ça est bien joli peut-être, mais la seule chose qui soit vraie, c’est que tu n’as plus personne sur la terre. Tout le reste est vanité. Tu t’es soûlé, c’est entendu; mais, à présent que vas-tu faire? Tu as quarante-deux ans, Samuel. Tu as peut-être bien des années à vivre. Comment vas-tu les vivre?»

Ce roman pousse à vivre. Car que dit Samuel sinon que l’essentiel consiste en la capacité à accueillir la vie et à être habité par elle? Et l’on peut remplacer le mot «vie» par «amour» ou «Dieu». La vie est là. Il faut juste l’accueillir, s’ouvrir à elle. Il ne s’agit pas de chercher à être aimé ou de souffrir d’être seul. Il ne faut pas être égocentré. Il faut faire un travail intérieur pour laisser en soi se déployer l’amour pour le monde, pour la vie et pour les autres. Samuel fait ce grand travail de dépouillement intérieur.

Quand, à soixante ans, cultivé qu’il est, car il avait voulu d’abord devenir régent et était doué pour le travail intellectuel, il écrira à nouveau la scène de cette métamorphose, il dira: «Je m’étais mis à hocher la tête, je me répétais: " Tout est fini! " Mais c’est souvent quand on se croit perdu que le salut est le plus proche, et cette fin qu’on croit voir devant soi n’est alors qu’un commencement.» Il a touché le fond et en quelque sorte, comme Aimé Pache, retourné aussi au pays après une odyssée, il «ressuscite», il renaît à une nouvelle vie, à une vraie vie. Il ajoute: «Et puis brusquement je me suis levé, et je n’étais plus le même homme, et voilà, enfin, j’étais moi.» Samuel est vivant, il n’a plus d’attente narcissique par rapport à la vie. Il a dépassé ses névroses. «L’amour-propre, je n’en avais plus.» Grâce à cette grande disponibilité par rapport à la vie, il sera en paix avec les autres, sera positif avec eux, apprendra à les aimer. Car il remarque aussi qu’il a appris à aimer. Avant, il n’aimait pas vraiment, il pensait trop à lui. Ainsi, à Louise, il dit: «Je t’ai aimée à ma manière, non à la tienne, je n’ai jamais pu m’oublier.» Pourtant, on ne peut pas dire que Samuel ait fait preuve d’égocentrisme dans ses relations. Il était au contraire très prévenant et désireux d’aider. Le lecteur peut être surpris de l’analyse de Samuel. On pourrait penser qu’il se comportait de manière normale et correcte, mais il semble que ce ne soit pas suffisant de se comporter de manière «normale»…

Enfin, le roman qu’on lit est écrit par Samuel arrivé à l’âge de la maturité, vers ses 60 ans. Ce récit à la première personne est une autobiographie. Samuel raconte sa vie pour éviter la mort des choses du passé. Il explique, selon une très belle poétique que cette écriture, cette parole, lui a permis de rendre vivant à nouveau les êtres chers qu’il avait perdus. Cette écriture lui a permis de les aimer à nouveau, enfin véritablement, et d’être avec eux dans une vraie présence. Ayant repris l’activité de pécheur au bord du lac, Samuel est face à l’eau et sur l’eau. L’eau, son lien avec le ciel, qui font qu’ils ne sont plus qu’un, est le milieu où sa pensée peut faire revivre les choses du passé. Il y pêche les choses vécues et mortes. Le lac est comme la page blanche où la plume va chercher, fil noir, muni de pointes de métal, des pêches miraculeuses. La fin du texte est une profession de foi panthéiste. Dieu est partout. L’homme est appelé à rendre présent le divin en lui par un travail de l’esprit et du cœur qui va vers l’amour. Par ailleurs, c’est aussi la magnifique et grande esthétique du jeune Ramuz qui s’exprime ici. L’écrivain, par l’écriture, parvient à faire ce travail de rendre présents les êtres et les choses dans leur plénitude, c’est-à-dire selon une modalité divine ou absolue de l’être.

L’homme doit donc bien plutôt se battre contre son ego, frustré, jaloux, triste. Il doit se dépouiller de ses névroses, plutôt que se fâcher contre le monde, ainsi cet idiot de Borloz qui bat sa «brave vieille jument blanche». La dernière phrase de ce long roman exprime cette morale fondamentale qui est une éthique et une philosophie générale de la vie humaine: «C’est ainsi que sont les hommes: ils devraient se battre eux-mêmes, et ils battent leur cheval.»

Ce texte est un manuel de vie, comme une longue et puissante parabole. Samuel nous parle – Dieu peut-être à travers lui, vrai prophète; Ramuz lui-même, assurément, prophète de l’Absolu, de la Source, disait Haldas – et, si nous l’écoutons, si nous prenons exemple sur lui, nos vies pourront gagner en éternité.

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