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Le goût de ce qui dure

Jacques Perrin
La Nation n° 2168 12 février 2021

Autant que nous sommes, nous faisons l’expérience du changement durant l’adolescence et la vieillesse. Nous nous réjouissons de croître en force, quittant un état incertain et parfois douloureux. Dans le meilleur des cas, nous nous extrayons de l’anonymat, nous devenons quelqu’un. Puis nos sens et notre intellect faiblissent, notre peau se flétrit, nos traits se durcissent. Nous finissons par admettre que nous sommes promis à une fin inéluctable. Nous avons notre place dans le cortège des personnes aimées qui disparaissent l’une après l’autre.

Nous aimons forcir, mais nous craignons le vieillissement, le pourrissement, la chute.

Le hasard a voulu que nous lisions simultanément Posés les uns à côté des autres de Ramuz et les Barbares, essai sur la mutation (2006), de l’écrivain italien Alessandro Baricco. Les deux auteurs se demandent comment faire face au changement dans lequel nous sommes tous pris.

Les barbares

A partir d’exemples concrets tirés du monde des vins, du football et des livres, ou du fonctionnement de Google, Baricco décrit le monde barbare et lui oppose la culture bourgeoise issue de la Révolution française, dont le premier sommet fut Beethoven, pourtant tenu lui-même pour un barbare par les premiers auditeurs de la IXe symphonie.

Sexagénaire, Baricco est un bourgeois progressiste décontenancé par la nouveauté. Tout change autour de lui; il peine à trouver sa place dans le courant. Les barbares vivent dans un flux de news, d’emplois successifs, de désirs et de divertissements multiples. Comme dans un film, ils se projettent de séquence en séquence. Le passé n’est pour eux qu’un champ de débris dont ils se servent au besoin. Ils se passent de l’âme et du sacré. Une innovation technique, américaine en général, engendre une nouvelle extase commerciale. Les privilèges d’une caste sont accordés à une masse d’hommes nouveaux. Usant d’un langage simplifié, le jeune barbare s’agite à la surface des choses, il surfe et s’adapte aux soubresauts de l’Empire occidental. Multitâche, il feuillette un manga en fredonnant un jingle publicitaire, regardant une série sur Netflix, caressant le chien du pied, la bouche pleine de chips, et saisissant soudain son portable pour consulter les notifications.

Il y a toujours des vins excellents (mais hollywoodiens, consommables sur la planète entière), de beaux gestes footballistiques, et beaucoup de livres, mais toutes ces choses se conforment aux exigences du spectacle, de la vitesse, de la circulation commerciale. Le but est le mouvement. Le barbare ne plonge plus dans les choses. Il ne parvient pas à fixer son attention.

La culture de la haute bourgeoisie était tout autre, fondée non sur la communication, mais sur l’expression artistique, sur le geste noble et singulier. Elle s’enracinait dans le passé, cherchant à transmettre un héritage qu’elle approfondissait. L’effort lent et minutieux était prôné, alors que le barbare contemporain n’aime que les petites déviations latérales, les différences minimes vite effacées, redoutant d’avoir à demeurer quelque part. Dans le monde barbare, l’école de papa ne pèse rien face aux écrans. Homme de gauche, Baricco devine dans la démocratie le signe avant-coureur de l’invasion barbare. Au sein de cette mécanique prétendument parfaite qu’il fallait exporter partout, la moyenne et le consensus règnent; les libertés diminuent au profit de la sécurité.

Le barbare ne s’intéresse pas à l’origine, car le sens ne s’y tient plus. Les choses étant ce qu’elles deviennent, la révélation du sens est sans cesse reportée, sur le mode utopique.

Chacun d’entre nous est pris dans la mutation, qu’il le veuille ou non. Il ne sert à rien de construire une muraille autour des ruines de l’ancienne civilisation. Les barbares la contourneront ou y feront des brèches. Il ne sert à rien non plus d’emprunter le langage simplifié des nomades pour les convertir à la sédentarité et leur rendre la tradition captivante. A ce jeu, l’esprit barbare prend le dessus et s’insinue dans la tradition pour la détruire.

Des sommets demeurent pourtant: Homère, Dante, Shakespeare, etc. Nous devrons décider ce que nous voulons emporter dans le monde nouveau, mettre ce qui nous est cher à l’abri de la mutation, mais dans la mutation. Pas de capitulation simple et définitive: nous pouvons perdre, mais éviter de nous perdre.

Modernisation

Dans Posés les uns à côté des autres, certains personnages appréhendent la modernisation. Les temps aussi sont posés les uns à côté des autres, le passé et le présent; les vieilles gens que les habitudes nouvelles menacent chaque jour de plus près, mais qui se défendent et les jeunes, tournés vers quelque chose comme un avenir dont ils ne savent pas très bien de quoi il est fait, mais en qui ils ont mis leur confiance. La modernisation se traduit par le progrès technique. Un village vigneron de 1940 (Pully) s’urbanise. A la place des vignes arrachées, on bâtit des villas et des garages. Camions, voitures, tramways, trains et bateaux à moteur se multiplient. L’un des héros du roman, Vuille, grimpe aux poteaux télégraphiques pour tirer les fils de cuivre porteurs de nouvelles. Le vivant recule, la mécanique s’impose; la communication remplace l’expression. La mécanique symbolise la répétition vide de sens: à l’enterrement de sa fille, le vigneron Parisodavance mécaniquement (la phrase est mise en évidence deux fois sur la même page). L’électricité fait fonctionner les cloches de l’église: Il n’en coûte plus rien aux hommes. On pèse sur un bouton, tout s’ébranle ; on pèse sur un bouton, tout retourne au silence. Le Valaisan Antille le déplore: Pourquoi est-ce qu’ils font sonner leurs cloches à l’électricité ? Il faut sonner les cloches à bras. Le bon Dieu n’est sensible qu’à la peine qu’on prend pour lui. Ils ne s’occupent que du bruit qu’ils font puisqu’il faut le faire et de le faire au moindre coût. […] Ils sonnent mal. Et Antille d’évoquer Dayer, un sonneur de cloche qui avait tué sa sœur et avait récupéré son emploi, une fois sorti de prison, tellement il sonnait bien. Baricco pourrait dire que le sonneur traditionnel Dayer effectue un geste noble, spirituel et unique. La technique engendre, elle, la répétition: le spécialiste en vinification concurrence l’artisan-vigneron, la confection écarte la couturière et le sur-mesure.

Ce qui dure

Pour réanimer une noyée, les sauveteurs utilisent en vain un pulmotor, appareil de ventilation artificielle, qui fait cette besogne mieux que nous, plus régulièrement que nous, qui ne se décourage pas, qui ne se fatigue pas, qui persévère aussi longtemps qu’on veut. Même mise en échec, la technique triomphe parce qu’elle libère l’homme de l’effort. Ni Baricco ni Ramuz ne pensent qu’on doive se soustraire à la mutation technique. L’homme a cependant besoin d’autre chose: de beauté, de vérité, d’un rapport élémentaire au lac, au ciel, à la terre. L’électricité favorise la communication, mais les personnages de Ramuz n’arrivent pas à se parler, et les barbares de Baricco n’ont rien de substantiel à dire. La mutation est une évidence: ces changements, on n’y peut rien, nous autres […] On n’est plus rattachés qu’à des choses passagères, qui s’usent vite, dont on se lasse, toute chose étant livrée d’avance à sa propre destruction, mais nous n’avons de goût que pour ce qui peut durer, et ce qui dure n’appartient pas à l’ordre matériel, mais au sacré.

Bien qu’incroyants, Baricco et Ramuz font signe vers la Vie éternelle, vers la contemplation de Dieu où réside toute joie, et non pas un jour, un mois, ou une année : non pas pour un morceau de temps […], il n’y aura plus de temps, nous serons guéris du temps.*

Notes:

*  Ce qu’a retenu MlleCosandey de la prédication d’un témoin de Jéhovah (p. 216 du roman)

 

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