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Retour à Rome

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2200 6 mai 2022

Au sortir de l’adolescence, vous avez tiré de vos six ans de latin une vision large et structurée du monde romain. Mais la littérature romaine vous semble devoir attendre Cicéron, ce Victor Hugo du latin, pour prendre sa vitesse de croisière. Elle continue dans les fastes d’Auguste, puis s’enlise sous les Sévères au début du IIIe. Vous traduisez tout de même Plaute, premier dramaturge du monde latin, puis affrontez des auteurs paléochrétiens dont vous avez honteusement oublié les noms.

Du point de vue historique, la perspective est plus large. Vous savez que la République a duré de 509 à 27 ou 31 av. J.-C. Qu’une alternative soit possible dans le choix de cette date si importante vous fait encore sourire aujourd’hui. On vous a narré les faits d’armes des héros historiques: Horatius Coclès franchissant le Tibre à la nage, Mucius Scaevola jetant sa main au feu, Cincinnatus, «dictateur par devoir» comme titrait le manuel, retournant à ses champs une fois accomplie sa charge.

Hors des périodes de guerres ou de désordres sociaux, vous entrapercevez une société stable, aussi conservatrice que hiérarchisée, d’une religiosité confinant à la sorcellerie. Les magistratures et carrières personnelles s’enchaînent immuablement, de la questure au consulat, selon le cursus honorum. S’envolant du Quirinal, les nuées de pigeons permettent de prédire l’avenir, tandis que les oies du Capitole sauvent la ville des Gaulois. Caton s’obstine à vouloir détruire Carthage et les Tribuns de la plèbe vous semblent être de dérangeants populistes.

Vous devrez attendre la lecture de Theodor Mommsen, bien après avoir quitté les bancs du collège, pour vous plonger dans les subtilités de cette période. Vous réalisez tout ce que vos maîtres surent taire pour synthétiser les constances de la République. Les pouvoirs des magistrats de province, les règles de vote des assemblées populaires ou le régime de propriété des tombeaux sont autant d’univers que vous découvrez depuis un bureau de la Faculté de droit.

Le voyage d’étude à Rome, à l’âge de 15 ans, a fonctionné pour des générations de Vaudois comme un rite de sortie de l’enfance. On vous a montré ce qu’il fallait: Colisée, Panthéon, Forum, Port d’Ostie. La Basilique Saint-Pierre impressionne, les Gardes suisses fascinent, mais la portée civilisationnelle du lieu vous échappe encore un peu. Le réformé que vous êtes ne confirmera que quelques mois plus tard, dans un frais dimanche de printemps de la campagne vaudoise. Les élèves les plus zélés cherchent à faire des liens avec ce qu’ils savent déjà, entre l’achat d’une glace dégoulinante ou d’un maillot de football contrefait. Mais des notions s’incarnent par la pierre de ces édifices millénaires. La classe du collège d’Orbe se drape de pourpre et de marbre.

Et voici que, vingt ans plus tard, un voyage de deux semaines vous emmène entre Naples, Salerne et Rome. A Pompéi, vous retrouvez un camarade de gymnase, de passage chez sa belle-famille italienne. Un vertigineux hasard vous fait suivre la visite guidée d’un professeur d’archéologie de l’Université de Lausanne. Vous en ressortez éblouis.

Votre compagne, plus sportive que vous, vous emmène à vélo sur la côte amalfitaine, «cette route de la corniche géante». Vous y retrouvez, à Ravello, les promontoires où les patriciens romains installaient leurs villae. Déjà pénible à bicyclette, la montée depuis la côte devait être insupportable à leurs porteurs. Pendus à de terrifiants gouffres, des pins parasols encadrent les jardins d’un palace. Il occupe les murs de l’antique villa romaine. Ils furent aussi château, puis, au XIXe, maison de vacances d’un Lord anglais. Les innombrables touristes américains se croient dans un film de Woody Allen.

Un passage à Paestum vous dévoile les splendeurs de la Grande Grèce. Vous connaissiez, bien sûr, l’épisode de la prise de Syracuse et la géniale invention d’Archimède. Mais devant ces trois temples d’Héra et d’Athéna, à la structure demeurée presque intacte, vous comprenez concrètement le legs de la Grèce à Rome. Alors que les Romains s’embourbaient dans les conflits territoriaux du latium – «trois huttes et deux feux, voilà ce qu’a longtemps été Rome» vous disait votre maître de grec au collège – les Grecs érigeaient à Paestum, Poseidonia, une cité complète, avec place publique, temples et théâtre.

L’urbanisme romain est évidemment moins pur que ce champ de ruines magnifiques. Mais on sera toujours surpris de la nonchalance avec laquelle les étudiants du lycée voisin prennent leur repas autour de la colonne Trajane. Athènes et Rome sont nos mères. Mais on ne saurait oublier Jérusalem. A l’Eglise San Pietro in Vincoli, Saint-Pierre-aux-Liens, les chaînes de Pierre emprisonné par Hérode sont exposées à l’adoration des fidèles. Le mausolée de Jules II par Michel-Ange, bien qu’inachevé, vous y offre son Moïse. La médecin qui vous accompagne relève la parfaite reproduction des veines sur les bras du Prophète. Sous les reflets du marbre, il paraît respirer.

Jules II fut le «Pape de fer», fondateur de la Garde suisse pontificale. A 32 ans, son fraîchement nommé vice-commandant en est le plus jeune de l’histoire. Devant la Porte Sainte-Anne, un hallebardier vous souhaite avec l’accent vaudois un bon retour à Lausanne. Vous avez le cœur serré de réaliser combien, longtemps après votre premier «rosa, rosa, rosam…», les choses ont pris de l’épaisseur. Votre voyage n’a pas été qu’à travers l’espace et le temps. Il a aussi abordé des rivages intérieurs où résonnait le ressac des siècles.

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