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Guerre en Ukraine: qu’est-ce que la victoire?

Edouard Hediger
La Nation n° 2200 6 mai 2022

Combien de temps cette guerre que l’on pensait terminée en trois jours durera-t-elle? Les négociations ne sont plus à l’ordre du jour, les gains territoriaux ne sont pas encore à la hauteur des attentes de Vladimir Poutine. Il est maintenant clair que le conflit ne se réglera pas rapidement. Mais qui le gagnera?

Les guerres contre le terrorisme nous ont mené à croire qu’elles sont ingagnables puisqu’elles ne peuvent que maintenir la menace sous un certain seuil d’acceptabilité, à défaut de l’éliminer. De plus, l’hybridation des conflits tend à prolonger les hostilités conventionnelles par une petite guerre qui empêche de désigner un vainqueur. Le problème avec la victoire est qu’on l’espère décisive et incontestable – un drapeau remplacé sur le donjon ennemi –, alors qu’elle peut être graduelle, élusive, ou ruineuse. Cela ne veut pourtant pas dire que la victoire a disparu: la guerre du Haut-Karabagh s’est soldée par un succès indiscutable de l’Azerbaïdjan en 2020.

Déclarer sa victoire nécessite de définir des buts atteignables, mesurables, et acceptables par son armée et sa population. Le stratège Carl von Clausewitz nous invite à différencier le Ziel, qui est l’objectif militaire, et le Zweck, qui est l’état final politique recherché. Le premier permet d’atteindre le second, en contraignant l’adversaire à se plier à notre volonté. Il s’agit en somme de dissocier la fin stratégique des moyens permettant d’y parvenir. Ajoutons que le Ziel n’est pas forcément l’anéantissement de l’armée adverse, mais la défaite de sa volonté de se battre, objectif pouvant être atteint par des moyens non militaires. Une approche indirecte peut mener à la victoire, par ruse ou par surprise avec un ratio coût-bénéfice très favorable. C’est l’opposé de la guerre d’usure. L’arme nucléaire dite stratégique y ajoute une autre dimension. Gagner, c’est réussir à contraindre l’autre par la seule force de la dissuasion puisque l’emploi de cette arme sous-entend la destruction mutuelle assurée, donc la défaite de tous.

La définition des Zweck et Ziel dépend de la nature de la guerre et des acteurs politiques et militaires. Dans le cas de la guerre en Ukraine, ces buts ne sont pas clairs et très changeants en fonction des succès ou revers militaires et politiques. Sans préjuger de l’évolution de cette guerre, quelques pistes de réflexion peuvent néanmoins nous éclairer.

Il y a deux mois, l’hypothèse d’une victoire ukrainienne n’était envisagée par personne, mais les carences de l’armée russe et la solide résistance de Kiev ont mis à mal la puissance militaire de Vladimir Poutine. Pour une victoire militaire ukrainienne, il faudrait tout d’abord empêcher l’encerclement de l’armée dans le Donbass et user l’armée russe à un point qui ne lui permette plus d’envisager la poursuite d’opérations d’envergure, et ainsi renverser définitivement le rapport de force. Une contre-offensive pourrait ensuite déloger les Russes de certains terrains clés comme Kherson, tête de pont sur le Dniepr, ou la côte de la Mer d’Azov. La victoire ne se joue pas que dans les forces morales. Pour atteindre ses objectifs, l’Ukraine devra dans tous les cas disposer du matériel de guerre qui lui fait pour l’instant défaut. Pour l’obtenir, elle doit définir des Ziel et un Zweck acceptables non pas seulement par sa population mais surtout par ses partenaires occidentaux. Jusqu’où se battre? Faut-il seulement contenir l’offensive russe et espérer un changement de régime à Moscou? Repousser les Russes jusqu’aux lignes du 24 février? Reprendre la Crimée et le Donbass?

Récupérer les territoires séparatistes, russophiles, ferait basculer l’Ukraine dans un autre type de conflit où ses partenaires occidentaux auront des réticences à s’aventurer. Tous n’ont pas la même définition de la victoire: les économies de l’UE sont les victimes collatérales des sanctions, et une partie des opinions publiques est sensible aux positions de Moscou. Côté américain, les Etats-Unis cherchent à infliger une défaite par procuration à Vladimir Poutine. Leur secrétaire d’Etat à la défense annonçait vouloir affaiblir la Russie à un point où elle ne puisse plus menacer un autre pays. Une telle annonce ferme la porte à une négociation sous condition ou à un règlement diplomatique du conflit. Acculé dans une impasse militaire, Vladimir Poutine pourrait-il tenter l’escalade ou la régionalisation du conflit? Pour espérer une victoire en Ukraine, les Occidentaux devront rechercher autre chose que l’humiliation de Vladimir Poutine et Kiev devra adapter ses objectifs en conséquence.

Côté russe, les Ziel et Zweck annoncés, soit la démilitarisation, la dénazification de l’Ukraine et la mise en place d’un régime fantoche, étaient inatteignables dès le début de l’offensive car basés sur de fausses assomptions sur l’état politique et militaire du pays. L’échec de l’attaque de Kiev a nécessité une revue à la baisse des buts de guerre et un changement des objectifs politiques. Après deux mois de guerre, personne ne sait vraiment ce que veut Poutine. Néanmoins, ne pas définir des Ziel et des Zweck précis permet de pouvoir les adapter en fonction des résultats sur le terrain, et revendiquer une victoire à son opinion publique malgré une réduction drastique des attentes. La victoire n’est pas un fait mais une perception qui peut être manipulée dans une réalité alternative.

Rien ne filtre sur l’état de l’armée ukrainienne alors que les forces russes, même défaillantes, s’appuient sur des réserves humaines et matérielles substantielles. Elles peuvent donc encore remporter des succès importants. La victoire peut néanmoins être relative et elle dépend aussi du coût auquel les Ziel ont été atteints. Si les Russes anéantissent l’armée ukrainienne dans le Donbass, prennent Kharkiv ou Odessa, quel sera l’état d’attrition de leur armée à l’issu du conflit? Auront-ils les moyens d’occuper le pays durablement avec une armée réduite à sa portion congrue? Le complexe militaro-industriel russe sous sanction pourra-t-il régénérer le matériel détruit? Comment l’opinion publique russe acceptera-t-elle les pertes massives? La victoire sous-entend la reconnaissance de la défaite, ce qui ne figure pas dans le champ des possibles à Kiev pour le moment. La résistance et la guérilla ukrainienne pourraient-elles donc relativiser la portée des succès russes dans la guerre de haute intensité?

Ainsi, atteindre son Ziel grâce à un succès tactique peut déboucher sur une défaite stratégique si le coût politique pour atteindre le Zweck est trop élevé. C’est ce que l’histoire appelle une victoire à la Pyrrhus. Quelle que soit l’issue militaire du conflit ukrainien, les pertes économiques, réputationnelles, matérielles et humaines de Moscou ne seront pas compensées par un hypothétique gain territorial. L’adhésion probable de la Suède et de la Finlande à l’OTAN montre déjà que l’invasion de l’Ukraine est une défaite stratégique.

Finalement, certains conflits se gèlent plus qu’ils ne se règlent. Les accords de Minsk signés en 2015 pour organiser le cessez-le-feu dans le Donbass n’ont d’ailleurs jamais permis de résoudre le différend parce que chaque belligérant espérait pouvoir reprendre les hostilités plus tard à son avantage. Si ni la Russie, ni l’Ukraine ne parviennent à effectuer une percée significative en 2022, il est possible que le conflit se stabilise autour d’une ligne de front plus ou moins statique. Pour dégeler le conflit après une longue pause, il sera nécessaire d’augmenter considérablement le prix pour atteindre un nouveau Ziel, afin de modifier la donne tactique. Moscou pourrait par exemple décréter une mobilisation générale afin de drastiquement changer le rapport de force sur le terrain.

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