De la saleté
La saleté, c’est d’abord un rapport. Un jus de tomate, même concentré, c’est très bon et ce n’est pas sale du tout. En soi. Déposé par maladresse, par méchanceté, par inadvertance, par hasard, sur ce pantalon non seulement parfaitement propre, mais pourvu du pli impeccable que savent lui donner les fers électriques de l’entreprise spécialisée (que je ne nommerai pas, à moins que sa Direction souscrive plusieurs abonnements à La Nation), ce n’est plus un jus de tomate, c’est une tache. On a beau dire: c’est du jus de tomate, c’est très bon le jus de tomate… là où il se trouve, ce n’est plus etc… c’est une tache, et il faut l’enlever, à moins de passer tout le vêtement au même jus, solution contestable évidemment, car on va se trouver devant un nouveau problème: est-ce qu’une goutte du jus de tomate tombée sur un tissu traité de la sorte formera une tache? Même sans aller aussi loin, on pourra raisonnablement se demander si ledit pantalon est devenu entièrement sale, donc propre à nouveau puisqu’on n’y verra plus aucune tache. Vaste problème.
On voit bien, en retournant cette question, que la notion de tache est sujette à mainte réflexion. Par exemple, si l’on fait exprès de répandre un peu de vin rouge (peu importent son millésime, son origine, etc.) sur cette jolie blouse blanche pour voir l’effet de cette critiquable opération, et qu’apparaît contre toute attente, par un phénomène typique de sérendipité un dessin si ravissant qu’on songe à le reproduire, ce dessin reste-t-il une tache? Non, bien sûr, elle a mué, la tache, elle peut même être promue au rang d’une mode, au même titre qu’un pantalon déchiré d’usine n’est pas plus déchiré que ne l’étaient les chemises aux crevés si soignés d’autrefois.
Il nous faut bien énoncer cette thèse: une tache, c’est la présence visible de n’importe quoi sur n’importe quoi et qui permet à beaucoup d’industries cotées en bourse de proposer un nombre infini de produits destinés soit à augmenter la surface de la tache, soit à lui donner d’autres teintes, soit même à la faire disparaître.
Mais contrairement à ce que le lecteur pourrait croire, je ne plaide pas ici la cause des taches, et je ne dirai jamais, par exemple, qu’une tache vaut mieux que rien, car elle est essentiellement absence de propreté, son existence est négative. Si la saleté est d’une certaine manière un signe de vitalité, il n’en reste pas moins que, seconde thèse, le maintien de la propreté dans la vie de tous les jours, l’élimination impitoyable de toute saleté sont la manifestation la plus constante, la manifestation quotidienne, l’humble manifestation de cette qualité qui s’appelle l’énergie.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Madame Amherd, signez-nous vite ce contrat! – Editorial, Félicien Monnier
- «Stop F-35»: une initiative nulle? – Félicien Monnier
- Bernard Reichel, un compositeur à redécouvrir – Frédéric Monnier
- Prix Eugène-Rambert 2022 – Simon Laufer
- Un Etat n’est pas une personne – Olivier Delacrétaz
- Les futurs départements – Jean-François Cavin
- Le libéralisme selon l’Express – Jacques Perrin
- Loup, y es-tu? – Benoît de Mestral
- Si nous n’allons pas au paradis, le paradis viendra peut-être à nous – Le Coin du Ronchon