La zone grise
Ce que l’on conçoit bien
s’énonce clairement
Nicolas Boileau (L’Art poétique)
Rien de plus cher que la chanson grise
où l’Indécis au Précis se joint.
Paul Verlaine (Art poétique)
«Zone grise» désigne un no man’s land, une marge incertaine et plus ou moins douteuse entre deux réalités. Ainsi de cette connivence trouble liant le policier au délinquant qui lui «refile des tuyaux». Quelles indulgences le policier peut-il accorder à cet «indic’» sans tomber lui-même dans l’illicite? A partir de quelle valeur les tuyaux méritent-ils une rémunération? C’est dans cette zone grise que le policier louvoie, serré entre l’exigence du respect de la loi et celle du succès de l’opération. Cette relation problématique est réglementée, elle l’est même de plus en plus, mais l’acoquinement subsiste, et avec lui la zone grise.
On pense aussi à l’exercice illégal de la médecine. Alors que les professionnels de la santé doivent obtenir de haute et longue lutte les papiers indispensables à la pratique, les rebouteux et les guérisseurs – magnétiseurs, radiesthésistes, pratiquants du «secret» et autres – peuvent librement s’installer. Comme ils ne sont pas reconnus officiellement, leur patient sait qu’il ne sera pas remboursé. En sortant, il dépose un billet sur le coin de la table, sans facture ni reçu. Tant qu’il évite la publicité et se contente de guérir les gens, ou même, simplement, de ne pas les guérir, le praticien sauvage reste dans la zone grise de la tolérance officielle. S’il va au-delà, par exemple en modifiant le traitement prescrit par un médecin, et que ça tourne mal, il encourt, mais alors seulement, des poursuites pour exercice illégal de la médecine.
Une autre zone grise médicale, c’est celle qui sépare l’acharnement thérapeutique et l’assistance au suicide. Du temps qu’il était conseiller fédéral et chef du Département de justice et police, Christoph Blocher s’était explicitement refusé à légiférer sur la question. Il jugeait inadéquat d’introduire des normes juridiques dans un domaine qui ne connaît que des situations uniques, définies par l’état de santé, la personnalité et les croyances du patient, son degré de lucidité, ses souffrances, ses perspectives de survie et l’attitude de ses proches. Dans cette zone grise, les règles ordinaires se brouillent et les principes finissent par se contredire.
La diplomatie, en particulier celle de la Suisse, pratique extensivement la zone grise. L’ambassadeur y peut démultiplier sa capacité dilatoire et repousser indéfiniment la signature d’un traité contraire aux intérêts du pays ou susceptible de faire l’objet d’un référendum. La zone grise marque ici la différence entre le discours idéologiquement correct du politicien et son souci intime du bien commun… ou de l’avis de l’électeur lambda. Privée de cette zone grise où elle peut déployer toutes ses subtilités, la diplomatie se transforme en un débat public grossier, récupéré avec empressement par les partis et les médias.
La neutralité helvétique est une large zone grise dans laquelle se décide l’essentiel de notre politique étrangère. En cas de guerre, elle est dénoncée par tous les belligérants comme un mélange méprisable de lâcheté et de cynisme. Elle est acceptée, cependant, sur fond de grincements de dents, pour autant qu’elle soit constante.
Notre époque, qui se veut rationnelle et transparente, ne conçoit la «zone grise» que comme une anomalie provisoire. Le juriste y voit un «vide juridique» à combler, et le fonctionnaire, une marque de la paresse du législateur. L’idée de zone grise répugne aussi à la pensée classique, comme le montre Boileau: Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. Mais est-il possible de concevoir avant que les mots n’arrivent? N’y a-t-il pas, là, une zone grise où les mots, tout à la fois, expriment et créent la pensée? C’est l’avis de Verlaine qui, à l’autre extrémité du spectre poétique, conseille au poète: Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise: / Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint. Quoi qu’on pense du choix explicite de la méprise, le fait est qu’il y a toujours une zone grise entre la chose et le mot, entre l’intuition première et l’écrit qui la fixe, entre le texte et l’interprétation.
La zone grise est le lieu du cas particulier, du choix incertain et lourd de responsabilités, de la liberté sans repères. Elle fait partie du jeu humain: il y aura toujours des arrangements entre les policiers et les malfrats, des praticiens illégaux de la médecine, des euthanasies passives, ou à peu près passives, des diplomates atermoyant dans le vague, une neutralité suisse.
On ne peut supprimer la zone grise. On peut juste la recouvrir d’une pellicule juridique d’interdictions et d’obligations, sous laquelle elle subsiste et continue de soumettre des problèmes limites à notre liberté inquiète.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La treizième rente – Editorial, Félicien Monnier
- Que chacun s’occupe de ses moutons – Benoît de Mestral
- Hors zone à bâtir – Olivier Klunge
- Occident express 119 – David Laufer
- M. Rösti joue au plus fin – Jean-François Cavin
- Une nomination bienvenue – Yves Guignard
- Une bien petite «affaire du siècle» – Jean-François Cavin
- Protectionnisme et écologie – Benjamin Ansermet
- Jung, les protestants, le mal – Jacques Perrin
- Pudeur ou sagesse? – Jean-Hugues Busslinger
- Merci aux ouvriers qui travaillent sur les chantiers autoroutiers – Le Coin du Ronchon