Au-delà de la république des juges
Le récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnant la Confédération helvétique dans la cause intentée par l’Association Aînées pour le climat1 a ranimé le débat sur la «république des juges» et la part que prend le pouvoir judiciaire dans la politique.
Justice et politique
Dans ce récent arrêt, et quoiqu’ils s’en défendent2, les juges ont fait de la politique. Il faut cependant reconnaître qu’entre la formation des règles de droit, en principe du ressort du pouvoir législatif, et l’application du droit, domaine de la justice, la séparation n’est pas et ne peut pas être nette.
Comme le prévoit, avec une concision admirable, l’alinéa second de l’article premier du Code civil suisse (CC): «A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur.»
Dans chaque jugement, le tribunal doit interpréter les règles générales et abstraites de la loi ou de la coutume pour les appliquer à un cas particulier et concret. Cette subsomption – comme on appelle l’acte intellectuel du passage de la règle au cas – n’est pas mathématique: l’interprétation de la loi, aussi codifiée qu’elle soit par la jurisprudence, a une composante éminemment politique. Pour donner un exemple, l’article 16 CC prévoit que «toute personne qui n’est pas privée de la faculté d’agir raisonnablement en raison de son jeune âge, de déficience mentale, de troubles psychiques, d’ivresse ou d’autres causes semblables est capable de discernement au sens de la présente loi». Au fil des années, les tribunaux, influencés par la montée de l’individualisme, se montrent toujours plus restrictifs pour admettre une incapacité de discernement.
A notre sens, le point où l’arrêt de la CEDH sort de ce cadre judiciaire et s’arroge un pouvoir législatif est qu’il ne traite pas du cas particulier d’une personne âgée souffrant de la chaleur de la même manière qu’il traiterait de la conformité de la taille de la cellule d’un détenu avec les articles de la Convention. La Cour a d’ailleurs rejeté les recours individuels des aînées pour ne retenir que celui de l’association. D’autre part, la CEDH ne traite pas d’un cas concret en ordonnant que l’Etat finance la plantation d’une canopée urbaine devant l’appartement de notre souffrante grand-mère ou l’indemnisation d’un prisonnier maltraité. La Cour se targue d’ailleurs de ne pas prescrire les moyens pour remédier à la prétendue violation condamnée.
Les limites de la démocratie
Dans un régime démocratique, le peuple est source de tout pouvoir3. Le juge devrait se limiter à interpréter la volonté du peuple souverain, exprimée dans les lois votées par ses représentants élus au suffrage universel.
Cependant, il est aujourd’hui flagrant que les parlements élus sur la base de listes partisanes ne représentent pas réellement l’opinion du peuple. On accuse, entre autres, la déconnection des élites politiques, l’influence des lobbys (économiques ou activistes), voire la corruption. Le pouvoir des juges apparaît comme un tempérament nécessaire au risque d’abus de la démocratie parlementaire.
En Suisse, plusieurs politiciens ont opposé à la CEDH la démocratie directe (avec les initiatives et les référendums) qui permettrait déjà et suffisamment au peuple souverain de faire entendre sa voix, détachée des magouilles politiciennes. La démocratie directe ne nécessiterait ni ne supporterait d’être modérée par un juge strasbourgeois.
Les mêmes acceptent cependant assez volontiers que le Tribunal fédéral mette au pas certains cantons lorsque leur législation ne va pas dans le sens de la politique fédérale (sur le droit de vote des Appenzelloises ou la gratuité des transports publics, par exemple).
La démocratie directe, tout aussi précieuse qu’elle soit dans notre Confédération, n’est donc pas un tempérament suffisant pour protéger une minorité de la dictature de la majorité. L’application des droits de l’homme et la jurisprudence extensive et créative qu’elle permet au pouvoir judiciaire est vue par beaucoup, en particulier la gauche parlementaire, comme ce correctif nécessaire à la démocratie; parfois jusqu’à opposer les «principes démocratiques» des institutions au «populisme» des élus du peuple qui ne correspondent pas à leurs idées.
Un autre regard
Après plusieurs tâtonnements, les fondateurs de la Ligue vaudoise ont voulu offrir une solution à cette aporie de la démocratie représentative. D’une part, le parlement doit être un réel organe de représentation des différents intérêts qui traversent la communauté: communes, branches économiques, associations, familles. D’autre part, l’activité de législation ne doit pas être séparée entre un organe législatif (principes) et un organe exécutif (ordonnances et exécution). Elle devrait être réunie dans les mains d’un gouvernement qui en assume seul la responsabilité, sans se cacher derrière la volonté populaire ou le partage des pouvoirs.
Cette charge gouvernementale impose à ses détenteurs d’en assumer les responsabilités dans le temps long. Elle présuppose aussi de libérer le gouvernement des querelles partisanes et des risques de réélection au suffrage universel. Ainsi, le gouvernement devrait jouir des meilleures conditions pour être impartial et considérer essentiellement le bien commun dans son action politique. Le gouvernement laisserait au pouvoir judiciaire d’appliquer le droit en faveur des libertés personnelles et communautaires. Le juge se trouverait alors affranchi de la conception qui oppose l’individu à l’Etat, et qui est principalement celle qui régit le système juridictionnel des droits de l’homme.
Notes:
1 cf. éditorial de F. Monnier, La Nation no 2251 du 19 avril 2024.
2 Andreas Zünd, juge suisse de la CEDH, in : 24 Heures du 12 avril 2024.
3 cf. article de J. Perrin, La Nation no 2251 du 19 avril 2024.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Deux initiatives électoralistes sur les coûts de la santé – Editorial, Félicien Monnier
- Gustave Doret par Antonin Scherrer – Frédéric Monnier
- Friedrich Gulda, sublime et farceur – Jean-François Cavin
- Multiples dépossessions – Lionel Hort
- L’inefficace initiative antivax – Olivier Delacrétaz
- Définir la souveraineté monétaire – Benjamin Ansermet
- Occident express 123 – David Laufer
- Des pommes, des poires et des places d’apprentissage – Le Coin du Ronchon