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Une nouvelle appréhension des droits de l’homme

Georges Perrin
La Nation n° 1903 3 décembre 2010
Pierre Manent, philosophe et enseignant dans des universités française et américaine, vient d’écrire deux ouvrages de philosophie politique: Le regard politique, et Les métamorphoses de la cité, publiés cette année. Invité à une émission de «Répliques», il présente ses réflexions et répond aux questions et aux remarques souvent admiratives d’Alain Finkielkraut.

Le sujet qui le préoccupe, c’est celui de la «différence moderne»: dans tous les domaines, intellectuels, pratiques, techniques, des lettres et des arts, les hommes aujourd’hui, de façon presque universelle, s’affichent «modernes», sans être au clair sur ce que cela veut dire; de même il y a des «anti-modernes» qui n’ont pas plus de clarté sur leurs prétentions. Qu’est-ce qui fait qu’à un certain moment de l’histoire, les hommes se sont engagés, de manière très générale, dans une direction entièrement nouvelle, dont ils ne savaient pas où elle les menait? La réflexion sur la différence entre les modernes (depuis les XVIIe et XVIIIe siècles pour fixer une date) et ceux qui vécurent avant eux, apparut peu à peu à l’auteur comme une question insoluble en ce sens qu’en séparant l’histoire humaine en ces deux moments différents, on ne peut pas trouver une vision, une perspective commune à l’humanité, capable de l’envisager dans son entier, dans son unité.

Première question: l’effet ultime de la philosophie moderne n’est-il pas de nous séparer de la nature, et d’abord de notre nature? C’est ce que dénoncent d’autres philosophes et bien des théologiens. Et doit-on tenir compte, chez l’auteur, d’un réflexe affectif anti-moderne, le même que partage et avoue Finkielkraut?

Une des graves antinomies que dénonce Pierre Manent, c’est l’attitude à l’égard de la mort: les Anciens voulaient vaincre la mort par la gloire; les Modernes la combattent par la médecine, donc en prolongeant simplement les conditions de ce monde. L’idée est apparue avec Descartes et Bacon. Le danger, c’est la démesure de cet espoir placé dans la médecine, la conception que les Modernes prétendent «naturelle» d’une nature totalement irréelle, munie de caractères qu’elle n’a visiblement pas. Ils l’affirment si fort que les Anti-modernes finissent par penser que les Modernes ont la capacité de réussir leurs projets. L’auteur prend acte de cette ambition présente, considérant que le retour aux Anciens est une mesure de sagesse et de modération d’esprit.

On peut lui objecter que le projet a des formes plus modestes, offrant seulement, non pas de transformer la nature, mais de soulager les douleurs et les peines de l’humanité, ce qui est bien légitime. Mais alors, ce faisant, on évite les vrais et grands problèmes, qui touchent tout le monde. On ajoute de la vie à la vie, mais on ne sait pas ce qu’est la mort, on écarte son idée, on la contourne seulement. Notre tâche est de réfléchir à l’ensemble des conditions de la vie humaine, sachant au surplus que nous sommes héritiers d’un passé fait des couches successives de la gloire païenne, de la conscience chrétienne et des droits modernes. Et cet héritage vit en nous, même si nous n’en sommes pas conscients. Nous avons des similitudes de vie, surtout politiques, avec les anciens (Grecs); notre vie est partiellement conditionnée par l’espace public et ses lois; c’est l’aspect visible de notre personne; l’espace invisible, la référence à la conscience, au jugement de Dieu, est apparu avec le christianisme. Ainsi, le changement de paradigme est conçu comme une réponse à ce qui manque au précédent: la conscience par rapport à la conception païenne, les remèdes modernes par rapport au paradigme chrétien. Le «cas de conscience» chez nos contemporains fait référence à la conscience chrétienne, la gloire et les prestiges de la politique à la mentalité antique.

L’idée d’une nation une et indivisible fut conçue en France, à la Révolution, comme un moyen de réalisation le plus parfait possible de l’humanité en l’homme, apportant la fraternité, la liberté, et surtout l’égalité qui les rend possibles. Or, on voit aujourd’hui qu’en étendant l’idée d’égalité entre tous au-delà des nationalités, on aboutit à une situation qui est la négation du nationalisme d’où l’on est parti. C’est ici que se marque aussi une rupture d’un héritage plus récent.

Mais il y a un fossé plus grand: que ce soit pour les Grecs comme pour les chrétiens, l’humanité en l’homme se fait, et n’est pas donnée d’emblée; ce qui est donné d’emblée, c’est l’espèce, l’espèce humaine commune à tous. La réalisation de l’humanité en l’homme se fait, pour les Grecs dans le cadre de la cité, pour les chrétiens, c’est dans le cadre d’une autre société et dans d’autres conditions, dans l’Eglise. Pour les Modernes, l’humanité n’est pas une tâche à effectuer, c’est une chose à constater, à constater dans un sentiment, et donc dans une passivité. Autrement dit, cette unité n’est pas à construire dans une communauté, ce qui est le propre des Anciens et des chrétiens, mais elle existe déjà, et les frontières des communautés, au lieu d’être comme autrefois des agents et des protecteurs de la tâche d’humanisation, sont au contraire des obstacles. Cela explique l’horreur que manifestent les Modernes d’aujourd’hui envers les nations, les églises, toutes les formes de rassemblements organiques. Nous récusons toutes les médiations instituées entre les hommes. Sans elles, l’homme, pensons-nous, rencontrerait immédiatement l’homme son semblable. Mais les choses ne se présentent pas ainsi; si c’était le cas, toutes les créations sociales qui ont aidé l’homme à se faire et à se perfectionner seraient détruites, et les résultats de la civilisation, des civilisations, disparaîtraient de notre monde.

Mais, ne reste-t-il pas quelque chose de l’espoir, du projet «nationaliste» de l’Occident? Ce qui est frappant, répond Pierre Manent, c’est la perte de confiance des européens dans un effort et un projet commun. Les réalisations politiques actuelles sont d’ailleurs opposées à la restauration d’un cadre propice. Il y a une confiance incompréhensible dans les organisations démocratiques actuelles et le pouvoir qu’on leur prête de se gouverner elles-mêmes. C’est une illusion propre à l’Europe; elle n’est pas partagée par les Etats-Unis, ni la Chine, et encore moins par tous les Etats islamiques. C’est l’illusion d’un statut apolitique, imaginant que des Etats puissent créer une civilisation sans que les hommes soient astreints à se gouverner eux-mêmes. Il y a une confiance délirante dans les régimes démocratiques. L’Europe se conduit comme s’il n’y avait rien en-dehors d’elle; alors que nous vivons dans un monde qui appartient à tous, et non à nous seuls, comme on pouvait le croire dans les siècles passés. Nous pourrions être réveillés un jour durement par la puissance inattendue de certains voisins. Nous ne savons pas ce qu’est ni ce que doit devenir l’Europe; nous ne connaissons même pas ses limites; il n’y a aucun accord sur celles-ci; et si nous ne sommes pas capables de fixer nos limites, ce sont d’autres qui le feront, et peut-être pas selon nos désirs.

C’est la religion de l’humanité qui nous empêche de fixer nos limites. Pour elle, la limite signifie une séparation, donc un jugement sur l’autre, ce qui est politiquement incorrect. Cependant, et cela est bien montré dans Les métamorphoses de la cité, le «politiquement correct» est une attitude qui nous condamne à un refus de la distinction à faire entre les êtres et les choses; parler de la «civilisation européenne» est assimilé à un mépris pour autrui; et nous devenons aveugles, croyant avoir supprimé tous les murs existants, à l’égard de ceux qui subsistent ou se créent à notre insu. Les attentats du 11 septembre sont en réalité un mur bien plus important que celui de Berlin. C’est très précisément la religion de l’humanité qui nous empêche de voir ce qui arrive; notre «devoir d’humanité» nous interdit de voir ce que nous ne devons pas voir.

Une chose frappante aujourd’hui, c’est l’horreur que ressentent nos contemporains pour les frontières. Passer une frontière, pour moi, dit Pierre Manent, c’est au contraire un plaisir, le plaisir de la nouveauté. Pourquoi tracer une frontière entre deux pays serait-il une offense ou un mépris à l’égard d’un voisin? Celui qui est l’ennemi, ce n’est pas celui qui respecte la frontière, c’est celui qui la franchit. Bien établir une frontière pour que chacun puisse vivre et se développer à sa manière, c’est une marque de civilisation. Or, notre refus de la limite avec les autres revient à un réflexe colonial, réflexe qui nous fait nous considérer comme tellement supérieurs aux autres que mettre une barrière entre eux et nous serait affirmer notre supériorité, notre mépris pour les autres. Mais, si nous nous séparons des autres, les autres se séparent aussi de nous, et par conséquent, nous sommes égaux de part et d’autre de la frontière.

Mais comment concilier la notion de nature humaine, c’est-à-dire une similitude des hommes entre eux, avec la différence énorme, voire infranchissable, des civilisations les unes par rapport aux autres?

Précisément, nous dit Pierre Manent, la nature humaine a une telle amplitude que l’homme n’atteint pas sa plénitude comme un animal développe son corps; l’homme ne peut pas être passif dans son développement, en acceptant ce qui se passe; il doit se gouverner lui-même. Il y a une multiplicité de régimes politiques, soit une multiplicité de façons d’atteindre à une maturité humaine, une multitude d’oppositions d’Etat à Etat, par conséquent de guerres possibles. Mais il n’y a pas seulement sur le plan social ou politique que les collectivités s’opposent; les humains ont d’autres sujets de le faire. Il existe un grand principe de diversité, lié lui aussi à la grande amplitude de la nature humaine: l’humanité vit quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle appelle Dieu, le dieu, la divinité ou que sais-je? L’humanité se réalise dans une grande diversité de formes, et ce qu’il faut ajouter, c’est que ces formes sont très fortes; on ne les abandonne pas facilement; elles marquent toute une collectivité, et sur la durée; la diversité peut engendrer des antagonismes, des incompréhensions et des conflits. Mais on ne peut pas supprimer ces différences entre les hommes, supprimer les conflits (même s’il faut les éviter dans toute la mesure du possible), ce serait supprimer le propre de l’humanité, supprimer la possibilité pour l’homme de se réaliser. C’est pourquoi il faut accorder une très grande importance à la conversion. La conversion, qui n’est pas nécessairement religieuse, marque la mentalité occidentale: elle se caractérise par un changement de direction de l’individu qui, nonobstant cette transformation, reste le même. C’est une des forces de l’Occident, une ressource qui lui permet d’innover, de se renouveler, tout en restant fidèle à soi-même.

On apprend par ses livres que Pierre Manent est issu d’une famille communiste et qu’il s’est converti dans l’Eglise catholique. Avec Alain Finkielkraut, la conversation se termine alors sur une note très personnelle qui n’est pas directement pertinente au thème discuté.

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