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Encore une heure avec Rousseau

Jacques PerrinLa page littéraire
La Nation n° 1943 15 juin 2012

Rousseau a eu d’innombrables ennemis, et c’est peu dire. Son caractère soupçonneux importunait si fort ses amis que des complots imaginaires finissaient par se fomenter réellement; son orgueil était extrême, sa paranoïa avérée.

Les auteurs réactionnaires, Edmund Burke, Joseph de Maistre, Barrès et le premier Maritain, l’ont descendu en flammes. Le traitant de «batteur d’estrade», Charles Maurras, après beaucoup d’autres, a dit de Rousseau qu’il était fou (c’est d’ailleurs aussi l’avis d’un psychiatre d’aujourd’hui, Henri Grivois, exprimé dans Migros Magazine du 4 juin: «Rousseau a utilisé sa folie de façon géniale»).

Nietzsche comptait Rousseau parmi ceux qu’il lui était impossible de fréquenter intellectuellement.

Pourquoi La Nation s’attarde-t-elle donc sur cet individu inquiétant? Pourquoi la revue Eléments, classée (à tort) à l’extrême droite, le tient-elle pour un «révolutionnaire conservateur»? Pourquoi M. Eric Werner, suivant Ramuz, a-t- il pris dans nos colonnes la défense de Rousseau? Pourquoi cet auteur nous fascine- t-il?

C’est probablement parce que Jean- Jacques est le premier moderne antimoderne. Il nous agace et nous réconforte. Il a rejeté le progressisme des Lumières au moment où celles-ci triomphaient. Il a admiré les cités antiques les plus rudes, Sparte et la Rome républicaine. En même temps, ses idées ont préparé la Révolution; elles flattent la tendance qui nous habite à mettre notre moi au centre de tout, à nous attendrir, à nous poser en victime. Rousseau fut l’«indigné» par excellence, celui qui le premier réduisit toute pensée aux intuitions de la conscience morale.

Si l’envie vous prend de débrouiller les fils des réflexions de ce génial malade, vous ferez bien de commencer par le petit ouvrage bleu édité tout récemment par Slobodan Despot (Une Heure avec Rousseau, Xenia, Vevey 2012), contenant neuf contributions concises dont certaines sont signées par des plumes familières des lecteurs de La Nation.

Grâce à des approches fort diverses, le livre nous conduit en une heure de lecture au coeur de la vie de Rousseau et de son entreprise consistant à s’aventurer sur des chemins où personne n’avait mis les pieds.

Tout d’abord, M. Yves Bordet nous fait sentir combien la personnalité de Rousseau est à l’image de la Genève de 1712, assiégée, enfermée en elle-même et avide d’ouverture sur le monde.

Eric Werner montre l’instabilité du penseur genevois, ses contradictions intimes; parfois il «oscille», il «erre», notamment sur le terrain philosophique, tandis que comme romancier et écrivain, il marche droit, «seul sur une route nouvelle», ouvrant des perspectives inédites depuis saint Augustin sur les tourments du moi et l’importance du sentiment.

Selon Jan Marejko, Rousseau, abandonné, exilé, persécuté, rêve d’un corps politique fusionnel où chacun puisse être soi-même en parfaite sécurité, au prix d’une conception de la souveraineté populaire glissant dangereusement vers la domination totale, à laquelle on préférera la molle démocratie représentative, divisée en trois pouvoirs distincts.

Tanguy L’Aminot évoque la secte anarchiste des Naturiens qui préconisait de revenir à la nature en s’inspirant mal à propos de l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité, lequel estimait un tel retour impossible.

Selon Jean-Blaise Rochat, Jean- Jacques a voulu se faire un nom dans la musique avant même de songer à écrire, sans succès. Le Devin du village est resté, mais Rousseau s’est surtout distingué par les vaines polémiques auxquelles il s’est adonné avec délice. Comme souvent, c’est l’humiliation qui l’y entraîne. Rabaissé par Rameau, il s’en prend à la tragédie lyrique française en général, lui préférant les divertissements italiens. Si Grétry est le compositeur qui a le mieux traduit le tempérament rousseauiste en musique, Beethoven et les romantiques sont impensables sans la révolution copernicienne que le Genevois a conduite en toutes choses.

Jérôme Lèbre parle de l’inclination de Rousseau pour la marche. Il rappelle trois chutes célèbres de Jean-Jacques durant ses promenades, qui lui valurent des illuminations soudaines.

Quant à Alfred Dufour, il décrit l’attitude franchement intolérante des adeptes de la tolérance, qu’ils soient philosophes parisiens ou pasteurs libéraux genevois, face à la profession de foi de Rousseau contenue dans l’Emile ainsi qu’à sa condamnation par l’archevêque de Paris et les autorités politiques de la Rome protestante.

Clovis Gladstone examine la place laissée par Rousseau à la liberté humaine dans l’ordonnancement du monde voulu par Dieu (ou la Nature?), mais aussi dans la cité régie par les prescriptions rousseauistes.

Pour conclure, Céline Wang se penche sur l’énorme influence exercée par le Contrat social en Chine, où certains penseurs voient en Rousseau le premier «démocrate mondial» tandis que d’autres lui reprochent ses tendances totalitaires que les Chinois sont bien placés pour déceler.

Le petit livre est richement illustré, pourvu d’une bibliographie et d’une chronologie fort pratiques. Le Président du Conseil d’Etat de Genève, M. Pierre- François Unger l’a préfacé. Comme il se doit, il vante la liberté, l’égalité, la souveraineté populaire, les droits de l’homme et la pédagogie nouvelle, concepts discutables s’il en est, car fondés sur au moins trois fictions: l’état de nature, simple expérience de pensée, qui n’a jamais existé; la démocratie pure qui selon Rousseau lui-même ne verra pas le jour; la personne d’Emile, irréaliste, imaginaire, fabriquée tout exprès pour une cause non pas pédagogique, mais politique.

Voilà du grain à moudre pour cette année du tricentenaire.

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