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Adieu et merci à l’imprimerie Beck

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1946 27 juillet 2012

Les arts graphiques souffrent. Pour les gros travaux, il est difficile de régater avec des concurrents asiatiques qui terminent les apprêts – pliage, rognage, assemblage, brochage ou reliure – sur des bateaux faisant route vers l’Europe, étant ainsi concurrentiels non seulement sur les prix – salaires bas et horaires interminables – mais aussi sur les délais.

nos imprimeurs souffrent aussi de la concurrence des imprimantes de bureau qui, avec une qualité croissante, permettent aux entreprises de fabriquer à bon compte toutes sortes de papiers à lettres, cartes de visite, affichettes, prospectus, autant de «travaux de ville» qui permettaient autrefois à l’imprimeur de couvrir ses frais. Les secrétaires réalisent aujourd’hui des compositions et des mises en page acceptables au moyen de logiciels simples et souvent gratuits.

Ajoutons à cela la concurrence qu’internet livre à l’imprimé et l’on comprendra l’hécatombe qui frappe tant de grandes, moyennes et petites imprimeries.

Et craignons que l’impression numérique ne devienne si précise et rapide qu’elle s’étende à tous les secteurs et remplace un jour l’offset aussi complètement que l’offset a remplacé le plomb! Ceux de nos lecteurs qui lisent tout de La Nation, de peur de manquer une seule perle de sagesse, auront vu dans l’impressum que, depuis le numéro du 9 mars dernier, ce n’est plus Beck qui nous imprime.

M. Alain Beck qui, avec son alter ego et ami Jean-Michel Péclard, a imprimé La Nation depuis 1993 a décidé, l’âge de la retraite venant, de cesser son activité. Il l’a fait dans de bonnes conditions, ayant trouvé une entreprise qui reprenait ses machines, ses clients – pour autant que ceux-ci fussent d’accord – et surtout ses employés. Il s’agit de l’imprimerie Carrara, à Morges, une entreprise familiale qui en est à la quatrième génération. C’est à elle que nous confions désormais l’impression de notre journal.

MM. Beck et Péclard étaient à l’époque compositeurs typographes à l’imprimerie Held, dont l’entrée se trouvait au milieu de ces étroits escaliers de Billens qui relient la Caroline à la Cheneau- de-Bourg. Held imprimait La Nation depuis son premier numéro.

Les Cahiers de la renaissance vaudoise avaient confié à Held une réédition du Canton de Vaud de Juste olivier, reprise de l’édition réalisée en 1936 par les étudiants de Zofingue. Et MM. Beck et Péclard, commis au repiquage, se montaient la tête et complotaient dans l’obscurité rougeoyante de la «chambre noire»: quel bonheur ce serait d’être son propre maître, de ne plus dépendre d’un patron…

Ils prirent leur envol pour l’aventure et atterrirent à l’avenue Dapples. En quelques semaines, ils croulaient sous le travail. A la même époque, Held fusionnait avec une imprimerie de Renens et devenait Grafiheld.

Passer du statut d’employé faisant ses heures à celui de responsable d’une entreprise fut une aventure des plus intéressantes, en particulier pour M. Péclard qui, après une quinzaine d’heures d’un travail harassant, au four de la composition et au moulin de la presse à imprimer, soupirait: «et dire que j’ai fait le tour des meetings cantonaux de la Fédération suisse des typographes pour lever le poing et défendre la semaine de quarante heures!…»

Plus tard, l’imprimerie Grafiheld fut elle-même absorbée par une autre entreprise. Sachant l’importance des contacts personnels, nous ne voulions pas être le minuscule client d’une trop grande entreprise. Nous nous tournâmes vers Beck. Leur offre nous convint et nous revînmes à lausanne. Nous ne l’avons jamais regretté, malgré l’affaire des Mélanges Marcel Regamey, dont M. Beck, d’un double coup de doigt malheureux, avait anéanti le fichier sans espoir de rattrapage. N’ayant plus le temps de recommencer la composition, ils avaient dû prendre des épreuves déjà mises en page et coller les corrections par-dessus.

Au fil des ans, nous avons noué avec nos divers imprimeurs des liens d’estime et de respect. Il est significatif que tous nos rédacteurs en chef, fussent-ils avocats ou maître de français, se soient toujours pliés avec discipline aux décisions du typographe en matière de langue française. Sur un seul point, toutefois, ils ont tenu bon: le «C» majuscule à Canton de vaud. Ce barbarisme patriotique fut imposé par la force à M. Depallens qui régnait sur l’atelier de composition de Held MM. Beck et Péclard étaient donc déjà faits au feu.

Ces liens se sont étendus aux collaborateurs réguliers ou occasionnels, formant une espèce de nébuleuse amicale. Je pense en particulier à M. Henri Calame, qui termina chez Beck une carrière commencée comme apprenti sur une presse à pédale, et qui conserva jusqu’au bout l’allure sérieuse et distinguée d’un instituteur à l’ancienne. Je pense aussi à M. Eraldo Coltamai, aérolithe typographique à la trajectoire improbable, créateur, patron et ouvrier de l’imprimerie du Coq à Montelly (on y accède par l’avenue de Provence, car rien n’est jamais simple, avec M. Coltamai). Il n’a jamais accepté l’offset, procédé faiblard, ignorant le foulage, produisant des noirs pâlots et induisant un gaspillage de papier contraire à l’esprit artisanal. Il est resté fidèle au plomb lourd et viril de sa jeunesse, au cliché en zinc, aux gravures sur bois et lino. Un «choix de société». Il y en aurait beaucoup d’autres à citer, employés, apprentis, fournisseurs. Finissons par MM. Johan Chiovenda, polygraphe, et Philippe Gisclon, imprimeur, que nous avons suivis à Morges.

C’est le moment ou jamais de remercier tous les membres de l’équipe Beck, de leur gentillesse à l’égard de nos exigences d’amateurs, de leur disponibilité extensive et de leur capacité d’adaptation, acceptant d’innombrables corrections, contre-corrections et repentirs tardifs, acceptant même de rester le vendredi soir ou de revenir le samedi matin. Ils ont joué jusqu’au bout leur rôle précieux dans le paysage tourmenté des petites entreprises en général et de l’imprimerie en particulier.

M. Beck et son petit cigare, Mme Beck à la comptabilité, M. Péclard aux fourneaux, c’était hier. Une page se tourne, nul doute que l’imprimerie Carrara mettra tous ses soins à imprimer la suivante.

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