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Le ressentiment collectif et ses effets

Jacques Perrin
La Nation n° 2170 12 mars 2021

Selon la philosophe Cynthia Fleury, l’homme du ressentiment en proie à une émotion réactive due au mépris de soi estime que l’autre est responsable de son mal-être. Il hait cet autre qui jouit selon lui d’une supériorité usurpée et voudrait se venger de lui. Impuissant à traduire son désir en actes, il diffère sa vengeance sans cesse, à moins qu’une occasion favorable ne lui permette d’assouvir sa haine sans avoir à en payer le prix.

L’homme du ressentiment préfère jouir de sa rancune plutôt que de s’effondrer psychiquement. Il ne se reconnaît aucune responsabilité dans son malheur, ne souhaite pas y remédier et se «hausse» au rang de victime.

Un tel homme n’est dangereux que pour ses proches, mais un ressentiment collectif peut surgir, plongeant toute une nation dans la guerre civile.

Certains philosophes ont pensé que l’esprit de vengeance est le moteur de l’histoire moderne.

Le ressentiment vindicatif se révèle dans les périodes révolutionnaires. Pour des raisons à chaque fois différentes, des haines se coagulent au sein d’une population s’estimant humiliée, très minoritaires d’abord, puis envahissantes, cherchant un bouc émissaire à sacrifier. Au moment où l’autorité faiblissante de l’Etat perd le contrôle des événements, des atrocités sont commises, la populace se lâche sans risquer quoi que ce soit. La Révolution française, par exemple, provoque des débordements allant crescendo: aristocrates et prêtres promis à la lanterne, tête du gouverneur de la Bastille fichée sur une pique, massacre des Gardes suisses, massacres de Septembre, procès iniques infligés à Louis XVI et à Marie-Antoinette, leur exécution, la Terreur, le génocide vendéen.

Le bolchévisme et le nazisme suivent ce modèle. Dans le premier cas, les riches, les koulaks et les aristocrates passent à la trappe; le tsar, la tsarine et leurs enfants sont liquidés. Le nazisme s’en prend aux Juifs et aux races «inférieures». Les nazis, enfermés dans des préjugés imbéciles, perdent la guerre en Russie, incapables pour des raisons raciales de se lier aux petits peuples de l’Union soviétique, aux Ukrainiens ou aux paysans russes désireux qu’on les débarrasse de Staline; les nazis méprisent même leurs alliés, Italiens et Roumains.

Cynthia Fleury, démocrate libérale et mystique, n’imagine pas d’autre régime possible que la démocratie. Elle s’enamoure des débuts de la Révolution – elle ne voit pas en celle-ci un bloc – où se manifeste la démocratie naissante. Pourtant, elle dénonce avec une rare acuité une quinzaine de pathologies1 de la démocratie adulte et le ressentiment auquel celle-ci pourrait donner lieu.

La France et les Etats-Unis connaissent actuellement des crises de rancœur. On a beau ne pas aimer Emmanuel Macron ou Donald Trump, on est effaré des propos orduriers que les anonymes des réseaux leur jettent à la figure, et à celles de leurs épouses. Certains internautes cherchent des petits marquis à étriper, une Marie-Antoinette à souiller.

La démocratie est un régime fondé sur la liberté, mais surtout sur l’égalité et les droits de l’homme, qui font problème. En outre, il existe une haine originelle due à la faiblesse humaine – pensons à Caïn – que la démocratie n’empêche pas de déborder. Celle-ci promet le règne imminent de l’égalité. C’est un leurre. Les inégalités matérielles sont les plus faciles à résorber, mais il en demeure toujours. Tocqueville a compris que plus l’égalité progresse, plus la sensibilité aux inégalités subsistantes s’avive. Et les inégalités les plus douloureuses semblent ineffaçables: beauté, capacité de donner et recevoir l’amour, intelligence, finesse, sérénité, vitalité, endurance au mal, etc. Les différences (le plus et le moins) subsistent malgré l’acharnement mis à les éradiquer. La démocratie, en promettant ce qu’elle ne peut tenir, en distribuant à tour de bras des droits formels ne se traduisant pas par des avantages réels, suscite le ressentiment.

Dans les démocraties occidentales aujourd’hui solidaires du négoce, de l’individualisme de masse et de la robotisation, des individus perdent l’estime d’eux-mêmes parce que nul ne reconnaît leur travail émietté dans le processus anonyme instauré par le management. Le moi se perd dans des emplois inutiles et précaires (les bullshit jobs). Le travail à la chaîne s’est étendu aux tâches intellectuelles. L’individu est censé se retrouver lui-même dans le divertissement et les loisirs. C’est encore un leurre. La massification y est aussi à l’œuvre. La consommation tourne à l’addiction. L’individuation ne se fait ni dans la famille, ni à l’école, ni au travail, ni dans les loisirs. Certaines personnes ne grandissent plus, condamnées à une adolescence prolongée. La société néolibérale crée du mépris. Les êtres humains, irremplaçables par vocation, y deviennent interchangeables; ils sont quantifiés, disqualifiés, invisibilisés.

Certes, nous dépendons les uns des autres, mais la reconnaissance empêche l’interdépendance de se muer en soumission. Tous les déçus, privés de reconnaissance, se retrouvent sur les réseaux sociaux, constituant des clans de victimes quérulentes, procédurières, avides de réparations et de rentes, condamnées à l’assistanat. Et soudain une coalition de minorités attendant son heure se donne un chef à son image qui les fait passer de l’état de victime (parfois imaginaire) à celui de bourreau.

C’est le devoir d’un homme politique de repérer les signes avant-coureurs de cette rancœur inflammable au sein de la cité grande ou petite dont il a la charge.

Notes:

1  Les pathologies de la démocratie, le Livre de Poche, 2005

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