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Art numérique et NFT: un mariage de raison

Yves Guignard
La Nation n° 2186 22 octobre 2021

Aujourd’hui on parvient à vendre plusieurs millions une œuvre numérique. Cela pose question à plusieurs niveaux.

Le premier est celui de la matérialité de l’œuvre d’art numérique. Concrètement, on parle d’une succession de lignes de code qui, interprétées ou traduites par un écran, se manifestent en une image, plus ou moins complexe, plus ou moins belle, plus ou moins animée. L’image peut en effet s’inscrire dans une durée «zéro», c’est-à-dire qu’elle est fixe, mais les images peuvent aussi s’enchaîner les unes aux autres jusqu’à constituer un film. Il n’en demeure pas moins que c’est dans tous les cas un code, une partition qui est «jouée» sur un écran, au moyen d’une multitude de pixels. L’œuvre, le code, est immatérielle et c’est l’écran qui la matérialise. Le support casse, l’œuvre disparaît.

Le second niveau est la question de sa reproductibilité et, partant, de sa valeur. Je prends l’exemple d’un tableau de Nicolas Poussin, Echo et Narcisse, peint vers 1625, acheté jadis par le Roi de France Louis XIV, aujourd’hui au Louvre. La peinture est unique, c’est un chef-d’œuvre, son prix est important. Vers 1680 déjà, les Audran, dynastie de graveurs parisiens, en font une version gravée. Ils recopient le tableau sur une plaque de cuivre et peuvent tirer sur une presse à bras plusieurs dizaines, voire centaines de feuilles de papier imprimées du tableau de Poussin. L’amateur achète donc la gravure à un prix ridicule par rapport à l’original. Et ce pour plusieurs raisons: c’est de l’encre et pas de la peinture, c’est en noir et blanc, c’est sur papier et pas sur toile, mais surtout il en existe des centaines de copies semblables. Aujourd’hui le temps a passé, une gravure de ce tableau de Poussin par Audran vaut quand même un certain prix. C’est une gravure d’époque, ces feuilles deviennent rares, elles ont un statut d’original, même si ce sont des multiples, donc leur valeur grimpe. Et pour cause, leur nombre est limité du fait que la plaque de cuivre utilisée pour graver a fini soit par être détruite, soit par s’émousser, et donc elle devient inutilisable. Tout ce qui ne peut plus se démultiplier peut potentiellement augmenter de valeur.

Par la suite, au vingtième siècle, on a les premières photographies couleur et la possibilité d’imprimer Echo et Narcisse en couleur sur une carte postale. Les machines sont plus résistantes et les procédés différents, potentiellement on peut imprimer des dizaines ou des centaines de milliers de copies du tableau de Poussin. Alors l’image ne vaut plus rien du tout, seulement le prix du papier, quelques centimes.

Une image créée sur internet, selon ce principe, ne vaut même pas le prix du papier. Elle s’affiche sur tous les lecteurs capables de l’interpréter à l’infini, sans autre effort qu’un peu d’électricité ou de batterie dans son ordinateur, sa tablette, son smartphone.

Néanmoins, une image numérique quelle qu’elle soit a été créée à un moment donné, de la même manière qu’autour de 1625 Nicolas Poussin a imaginé et réalisé Echo et Narcisse. C’est excitant pour un historien de l’art d’imaginer le peintre devant son tableau encore à peine sec. Un tableau est une somme de couleurs et de formes harmonieusement arrangées, mais il est aussi le témoin d’une époque, le porteur d’une histoire. Ces différents aspects sont exactement les mêmes dans le monde numérique. L’image peut être belle et elle a été créée à un moment donné du début des années 2000, elle est pareillement témoin de son époque et raconte l’histoire dont a bien voulu la charger son créateur.

Parce que chaque œuvre/image – même numérique – a une date de naissance, un créateur et un certain nombre d’histoires à raconter, cette succession d’éléments fait qu’elle est unique. Mais comme elle est constamment reproduite et diffusée partout et tout le temps, on ne pouvait pas jusqu’à une date récente «monnayer» l’original.

L’utilisation du NFT dans l’art numérique vient bouleverser tout cela, car on a trouvé un moyen de rendre le multiple unique, de délivrer un certificat qui stipule: «ceci est une œuvre originale». Comme une forme d’acte de baptême qu’on pourrait délivrer a posteriori – ou une carte d’identité. L’image existe à des milliards d’exemplaires, mais celui qui la possède vraiment c’est le collectionneur qui acquiert son certificat de baptême, sa carte d’identité, le sigle de son unicité, le papier qui atteste de son originalité et qui est délivré par son créateur.

Parce qu’on est dans le monde numérique, ce certificat NFT n’est pas un papier ou une carte. Ce n’est pas un code non plus. C’est une forme de monnaie. Comme si on vous donnait une grosse pièce d’argent, un jeton. Sauf que cette pièce est indivisible et unique. Il est impossible d’échanger contre des pièces plus petites. C’est un franc dont les centimes n’existent tout simplement pas. C’est sa définition même: N(on) F(ungible) T(oken) = jeton non fongible (divisible).

Mais qu’est-ce qui rend ces pièces si magiquement uniques et indivisibles? C’est là qu’intervient la technologie de la chaîne de bloc (blockchain). Il s’agit d’une technologie issue d’internet qui s’encrypte grâce à une multiplicité d’utilisateurs et des protocoles qui ont pour conséquence que chacun vérifie constamment ce que font les autres et ce qu’a fait chacun dans le passé sur une chaîne de bloc. Pour reprendre l’exemple de la pièce: moi utilisateur A, je crée la pièce grâce à la technologie de la chaîne de bloc et elle est validée par une multitude d’autres utilisateurs du réseau. Je décide de la céder pour un certain prix à l’utilisateur B. Dans la chaîne de blocs de la pièce, on lira alors sa création et le fait que de A elle a été vendue à B. Si B décide de la céder à W qui la revend à M, il sera inscrit la filiation ABWM, et tout ce processus est constamment contrôlé, validé, expertisé par le réseau sans passer par une autorité centrale. C’est comme si le jeton portait constamment son ADN gravé en lui-même. Sitôt qu’il change de main, la transaction vient se graver dans l’ADN, s’ajoute à la chaîne et ainsi de suite. Cette chaîne est impossible à falsifier, car cela nécessiterait un ordinateur plus puissant que la somme de tous les ordinateurs de tout le réseau à chaque étape de la chaîne. C’est l’une des critiques inhérentes à cette technologie, elle recourt à une quantité astronomique d’ordinateurs et de serveurs tournant constamment et consommant de l’énergie. L’infaillibilité a un coût.

Nous avons donc à l’échelle d’internet la possibilité d’avoir une pièce d’identité unique que les artistes vont pouvoir attribuer à chacune de leurs créations. Sur le principe, une image = un NFT. L’image peut courir le monde à sa guise, peut être récupérée à sa guise, son créateur peut en vendre le seul et unique NFT correspondant. Le collectionneur d’art numérique achète ainsi des NFT, des originaux et les prix peuvent se mettre à grimper à des hauteurs stratosphériques.

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