Un dimanche comme les autres
S’il existe dans dix ans un sociologue désireux de connaître l’état d’esprit des Romands en 2022, il consultera sur sa base de données Le Matin Dimanche du 27 février.
L’idéologie techno-libérale (dans sa version romande), dont nous parlons parfois trop abstraitement, s’y affiche dans sa pureté: morale envahissante, valeurs sacralisées, manichéisme, soumission aux nouvelles technologies et aux chercheurs (il faut écouter les scientifiques), hygiénisme, sentimentalité et angoisse de ne pas exhiber assez une sensibilité vertueuse. Tous les mots qu’il faut dire et les images devant lesquelles on doit s’émouvoir y figurent. Le narratif fonctionne.
Poutine le fou a donc remplacé le covid, en attendant un méchant sursaut du réchauffement climatique et la lecture en chaire du rapport du GIEC.
Le mal et les méchants sont identifiés, à moins de 1800 km de chez nous, à quelques heures d’avion. Il faut rejoindre le camp des gentils à la hâte et oublier la neutralité, cette stratégie de lâches. Le patriotisme confédéral doit s’effacer, nous sommes tous Ukrainiens. Notre misérable besoin d’enracinement se transplante à l’Est. Un symbole est trouvé en urgence: le petit Mikhailo, un nounours dans les mains. Bientôt nous aurons les bougies, les applaudissements aux balcons, le son des cloches. Sur la couverture de Paris Match, au présentoir du kiosque où nous nous procurons le journal dominical, paraît une Ukrainienne en tenue d’assaut; une mèche blonde sort de son bonnet: à chaque révolution, à chaque guerre, sa jolie fille dans les magazines! Le patriarcat poutinien et ses Tchétchènes n’ont qu’à bien se tenir. Poutine a franchi la ligne rouge, les bombes sifflent à nos oreilles, une nouvelle bouffée anxiogène nous saisit face à un génie du mal qui compte sur notre sidération. Des détails glaçants refont surface. Chez Poutine tout est glaçant. Ce n’est pas une personne inspirante comme nos championnes de ski, dont l’une vient de récupérer sa médaille de bronze.
Les psychologues sont appelés en première ligne. Les enfants genevois ont aussi participé aux manifestations. Elle viendra chez nous la guerre? demande un enfant. Philip Jaffé, psy de service, recommande aux parents de ne pas révéler leur propre peur au risque de démultiplier l’angoisse de leur progéniture. A sa fille qui craint que Poutine n’envahisse la Suisse, une maman trouve l’occasion d’expliquer ce qu’est le nationalisme radical. Et attention aux réseaux sociaux: il faut préparer les petits au numérique, au cyber harcèlement, aux atteintes à la santé, à la pédocriminalité. Les réseaux favorisent la non-conflictualité par la communication, mais les méchants s’y terrent.
Selon Nicole Lamon, la Suisse est terriblement décalée depuis trois jours. Elle est si peu partie de l’Europe. Elle ne doit pas se satisfaire du rôle de spectatrice méfiante, à l’heure où les valeurs démocratiques et le sentiment d’union sacrée s’élèvent dans un continent à l’indéfectible détermination.
Les valeurs démocratiques, c’est beau, mais il faut aussi des sous, même si une culture d’entreprise toxique plombe le Crédit Suisse. Ce n’est pas grave, car de plus en plus de Romands se pressent aux réunions d’informations sur le bitcoin. Le bitcoin, ça les concerne. On peut faire fortune. On entrevoit un potentiel. Twint est ringardisé, un simple paiement par QR code lié à Lightning, par exemple, greffé sur bitcoin, est tout aussi rapide, mondial, et surtout sans prélèvement de frais.
Les footballeurs sont-ils payés en bitcoins? Eux aussi doivent écouter les scientifiques. Grâce à une alimentation étudiée, une récupération et un sommeil calculés, le football, encore trop ludique (la passion du jeu a dévoré la performance) va entrer dans le XXIe siècle. Il faut plus de travail. Un centre de formation moderne ne tolérerait pas un Maradona qui ne se fiait qu’à son pied gauche (magique) sans consentir (glaçant) à travailler son droit. Même un entraîneur de cinquième ligue ne doit plus rester coincé dans une vision romantique. La modernité, c’est la nutrition, le technico-tactique, les statistiques avancées, les outils technologiques, le GPS sous les maillots des joueurs, les neurosciences. Certains clubs ont acquis un Footbotnaut à 3,5 millions pour mécaniser efficacement l’entraînement. On a besoin d’un analyste de données pour faire tourner les algorithmes.
L’art et la mode refont aussi le monde. En ces domaines comme partout, c’est l’heure des femmes, pas celle de Poutine ou de Xi. On assiste à une avancée spectaculaire de la culture, les créatrices sont plus nombreuses. Le Museum of Modern Art de New York (Moma) inclut plus de femmes et d’artistes de couleur. Ça embraie un peu partout. Ces gestes volontaristes provoquent un changement de fond.
Le dimanche 27 février, nous apprenons aussi que le philosophe anglais John Stuart Mill revient à la mode. Libéral utopiste, il avait une pensée visionnaire, s’intéressant entre autres à l’affectivité et la cause féministe.
Joël Dicker publie un nouveau livre.
Il y a une page entière sur un pigeon nommé Pupuce.
Un article nous enjoint d’user et d’abuser des plantes aromatiques.
C’est compris, Vladimir?
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- NON à la Lex Netflix – Editorial, Félicien Monnier
- Journalisme justicier? – Jean-François Cavin
- Initiative contre le F-35: un prétexte pour nuire à notre armée – Jean-François Pasche
- Publicité: jusqu’où irons-nous? – Benoît de Mestral
- La régression woke – Olivier Delacrétaz
- Agriculture et écologie, concurrents ou alliés? – Edouard Hediger
- Les dimanches se suivent – Jacques Perrin
- Les faits et les croyances – Jean-François Cavin
- Quand Siri rencontre Alexa – Le Coin du Ronchon