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L’individu tyran et ses gadgets selon Eric Sadin

Jacques Perrin
La Nation n° 2197 25 mars 2022

Après le tournant néo-libéral individualiste et technophile, Internet allait renforcer la centralité de soi. Des techniques inédites et ludiques naissaient: l’ordinateur personnel, l’i Mac, le téléphone portable mettaient le «je» au centre. Le magazine Time désignait chacun d’entre vous, You, comme personne de l’année 2006. Sur un simple clic, les choses venaient à vous, vos souhaits se réalisaient sans effort. L’addiction à ces nouveaux moyens prenait vite racine. Des applications nous fournissaient une multitude de services. Jeff Bezos créait Amazon en 1997; en 2007 le smartphone permettait l’extension des réseaux tels Facebook, né en 2004, You Tube (2005), You Porn (2006). Des machines sophistiquées suscitaient l’extase de l’importance de soi. Il s’agissait de rendre luxe et privilèges accessibles à chacun. Toujours selon Time Magazin, la génération Me MeMenaissait en 2013.

Cependant la crise des subprimesde 2008 assombrit le ciel joyeux. La transformation digitale des entreprises jouait des tours. Par exemple, France Télécom se débarrassait de milliers d’employés peu flexibles par des méthodes de harcèlement. L’effondrement de positions acquises conduisit à une vague de symptômes d’épuisement et à une trentaine de suicides dans l’entreprise. Au procès de 2019, le PDG déclara à la barre: Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête! La numérisation enrichissait certaines personnes; elle en anéantissait d’autres.

La fête collective se déroule entre solitaires. Chacun entretient une relation pseudo-personnelle avec des machines qui pressentent et réalisent les désirs, avec l’assentiment de l’individu soumis à son insu. La fable du réseau social et des amis plaît. L’expérience de vie en commun réelle est sapée à la base. Sur Twitter les arguments sont trop longs, on demande des phrases-chocs, des punchlines. Les célébrités (Donald Trump) s’y mettent. Le verbe prolifère au détriment de l’action dans la vie quotidienne, sans portée réelle, noyée dans un flot de déclamations, de commentaires et d’évaluations. Les hashtags appellent à des mobilisations en ligne, tandis que la précarité, le recul des services publics, les catastrophes environnementales et la quête de croissance infinie péjorent le quotidien de millions de gens.

Instagram, grâce aux retouches apportées aux selfies et à l’élaboration par les utilisateurs de scénarios de leur propre existence (les stories), permet de se produire soi-même, de faire de soi une marque. Les influenceurs, modèles à suivre, accentuent les effets mimétiques. Chacun se croit original en s’efforçant de leur ressembler.

Les selfies et les trottinettes électriques manifestent le déni d’autrui. Chacun privilégie sa trajectoire, casque sur la tête, écouteurs aux oreilles, filant sur le macadam en contournant les piétons, si possible, fuyant à longueur de journée vers ses seules et propres fins. L’habitude d’évaluer choses et personnes s’étend. En 2015, une application connaît un bref succès: il s’agit de noter l’ensemble de ses connaissances et amis de 1 à 5. Les sites de rencontres, d’abord Grindr pour les gays, puis Tinder ou Happn, autorisent le péquin à se prendre pour un dieu. On swipe les profils: à gauche les moches, à droite les beaux, selon la devise de Sade: Me délecter, n’importe aux dépens de qui!

Le foisonnement d’individus acquis à la prépondérance de soi accompagne le dédain de l’autorité en général, notamment de l’autorité politique. L’individu n’obéit plus aux Tables de la Loi, mais à sa loi.

La possibilité d’avoir accès aux événements selon des narrations divergentes suscite des particularismes autoritaires, qui exigent le respect des différences, c’est-à-dire de l’essence supérieure des victimes ou des descendants de victimes. Les droits universels sont récusés comme inventions des dominants, et les minorités particularistes dominent au nom… de  l’égalité, due à toutes et tous.

Le risque de sécession belliqueuse s’accroît, notamment aux Etats-Unis et en France. Avoir la haine devient un mode d’existence. Les tueries de masse dans les collèges ou les institutions apparaissent un peu partout en Occident, en même temps que le djihadisme. Des individus rancuniers veulent se décharger de leur fardeau d’humiliation – et vider leurs chargeurs dans une foule – tuant au risque d’être tués, prenant soin de diffuser décapitations et massacres sur les réseaux sociaux puis sur les chaînes d’info continue. Tandis que le principe d’autorité s’effrite, les incivilités se répandent. On s’attaque à la police, aux pompiers, aux urgentistes. Les antifas et les black blocks se mêlent aux gilets jaunes pour tout casser. L’ingouvernabilité est permanente. Aucun projet de restauration de l’ordre et du calme ne s’impose. Les démocraties illibérales sont elles-mêmes fragiles. Les leaders populistes valsent. Les Trump, Johnson ou Salvini vont et viennent. Zemmour et Marine Le Pen font de la figuration.

La toute-puissance appartient aux Musk, Gates, Bezos, Zuckerberg, Page et consorts. Les transhumanistes veulent éradiquer la mort. Le développement technique rend possible ce qui semblait impossible. Rien ne doit s’opposer au désir le plus profond de tel individu, de tel couple: PMA, GPA, eugénisme, changement de genre, augmentation de soi, tourisme sur Mars. Toute contrainte biologique ou physique doit être levée pour ceux qui paient.

Cette volonté de transgresser les limites exacerbe le mal dans le cœur de l’homme. Par les muscles alliés aux appareillages techniques et à la drogue, chacun veut s’arroger le privilège de la violence légitime dévolu à l’Etat. Selon Sadin, un fascisme diffus existe chez ceux qui se sentent bafoués pour de multiples raisons.

Que faire?

Ne pas céder au moralisme niais du monde d’après, mais d’abord écouter avec attention les témoignages venant des hôpitaux, des services d’urgence, des écoles, des métiers peu considérés, des ménages disloqués, afin de désamorcer la haine et refaire des liens.

Il se trouve qu’Eric Sadin, sorte d’anarchiste écologiste, vient de publier Faire sécession, briser notre isolement collectif, où il expose ce qu’il entend par liens et communauté. Sa description des maux qui accablent l’époque nous paraît en gros pertinente, mais sa façon d’y remédier nous convainc moins, pour des raisons que nous exposerons une autre fois.

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