Fin du servage en Russie… Vraiment?
L’Occident ignore en général tout de l’histoire et de la mentalité russes. D’où les sanctions, qui nuisent surtout à nos économies, et fort peu aux Russes et aux «oligarques» amis de Vladimir Vladimirovitch. Et les Occidentaux ne comprennent pas pourquoi le peuple russe approuve plus ou moins silencieusement les actions de leur président, depuis qu’a éclaté l’«opération militaire spéciale» en Ukraine.
Au sujet de cette passivité de l’opinion russe, j’ai trouvé récemment, en relisant en russe les œuvres complètes de Tourgueniev (1818-1883), un article paru en français pour L’Illustration du 14.7.1845, qu’il traduisit ensuite en russe. Cet article, paru 16 ans avant l’abolition du servage par Alexandre II en 1861, montre en 16 pages l’origine et les causes du servage en Russie, et, tout en militant pour son abolition, explique pourquoi la résistance venait plus des moujiks que des seigneurs propriétaires. La mentalité d’esclaves de ce peuple, par ailleurs si talentueux dans tous les arts (musique, danse, chant, littérature, poésie, peinture, etc.) y est montrée avec évidence.
Et l’histoire a prouvé que cette mentalité n’a pas disparu (sauf pour certaines élites), ce qui a permis à des gens comme Lénine, et surtout Staline, d’éliminer 70 millions de personnes en 70 ans pour imposer les lendemains qui chantent à des gens qui n’en demandaient pas tant.
Les quelques extraits qui suivent montrent que la sujétion politique, économique, militaire et morale de l’Occident aux USA ne vaut pas mieux que celle des moujiks «libérés» en 1861, qui n’a pas changé.
Après avoir rappelé l’historique du servage en Russie, Tourgueniev expose que «La Russie ne méritera vraiment le nom de nation civilisée, de nation européenne, qu’après avoir joint aux progrès faits dans la vie matérielle d’heureuses et nécessaires innovations dans les institutions surannées que lui a léguées l’Orient».
Et il milite pour son abolition, disant: «Avant tout, la servitude doit être abolie; elle doit disparaître à jamais du seul coin de l’Europe où elle existe encore. C’est le plus grand anachronisme contre l’esprit de notre temps; c’est le plus monstrueux excès de la tyrannie; c’est un crime flagrant, perpétuel et général, que réprouvent également la religion, la philosophie et l’humanité. Personne, même en Russie, même dans la caste des seigneurs, seule intéressée à sa conservation, ne défend plus en principe la servitude […]. L’on peut dire que l’affranchissement des serfs, dès longtemps préparé dans les conseils de la couronne, n’est plus en Russie qu’une question d’opportunité, qu’une affaire d’exécution. Déjà l’on assure que le grand-duc héritier, poussé par ses propres lumières et sa naturelle bonté de cœur plus encore que par l’éducation qu’il a reçue […], est fermement résolu à tenter sous son règne cette grande et sainte révolution sociale, plus faite pour illustrer son nom que toutes les victoires et conquêtes de ses prédécesseurs.»
Il explique ensuite pourquoi la principale opposition à la libération des serfs vient de ceux-ci:
«C’est dans cette situation matérielle des serfs qu’est l’explication du maintien de la servitude et des difficultés de son abolition. Proposez à un paysan son affranchissement pur et simple, c’est-à-dire de lui rendre la libre disposition de ses bras, de son corps; offrez-lui même de plus un terrain à cultiver, sous condition de redevance en argent ou en nature; voici quel sera toujours et invariablement le sens de sa réponse: “ Que me restera-t-il, le maître payé, dans les années de mauvaise récolte? Qui me nourrira, moi et ma famille, dans les années de disette? Où prendrai-je de l’argent pour acheter des chevaux, des vaches et des moutons? Où prendrai-je du bois pour construire ma maison, mon chariot, mon traîneau, ma charrue, et pour me chauffer pendant six ou sept mois d’hiver? Enfin qui me protégera, si je n’ai plus un maître puissant, contre les exactions du fisc, les violences de l’autorité, les vénalités de la justice? ” Il faudrait donc, pour qu’un serf acceptât son affranchissement comme un bienfait, ajouter au don de sa liberté celui des instruments de travail, c’est-à-dire les capitaux et la terre, et, de plus, des garanties d’égalité devant la loi.»
Et Tourgueniev de poursuivre: «Pour que l’abolition de la servitude se réalisât en Russie, comme elle s’est effectuée dans le reste de l’Europe, il faudrait, […] leur faire comprendre que le travail dans la liberté leur donnera […] autant de bien-être que le travail dans la servitude, et qu’en les préservant à jamais des maux de la servitude, qu’ils ne connaissent et ne sentent que trop, la liberté leur apportera des biens nouveaux et inconnus, plus précieux même et plus enviables que le bien-être. […]. Mais qui leur donnera cet enseignement? Qui les instruira, qui les formera pour l’indépendance? L’exemple serait certainement le meilleur des instituteurs.
Mais l’exemple manque; aucun essai complet et définitif n’a pu être tenté, précisément à cause de la résistance obstinée qu’opposent les serfs à un changement dont ils ne comprennent par les avantages, où ils voient plutôt une exigence nouvelle qu’un bienfait caché. Pour vaincre cette résistance, pour les amener à désirer demain ce qu’ils refusent aujourd’hui, il faudrait par avance les persuader, les convaincre, puisque, du fond de leur épaisse ignorance, ils ne peuvent s’éclairer eux-mêmes. […] Qui prendra ce soin, qui remplira cette tâche? […] Sera-ce le maître lui-même qui prendra soin de sermonner et d’endoctriner ses paysans? […] Sur cinquante millions de serfs qui peuplent les vastes campagnes de la Russie, on dit que la couronne en possède, elle seule, quatorze millions. N’est-ce point à elle qu’il appartient de prendre l’initiative, de faire la loi par un magnanime exemple, et de briser toutes les résistances, moins au nom du pouvoir souverain qu’au nom de la justice vengeresse et de l’humanité vengée?»
On a vu dès 1917 ce que ces beaux sentiments ont apporté à l’ensemble du peuple russe, qui vit encore aujourd’hui dans la soumission et la crainte du gouvernement central. Il serait bon de ne pas le juger et de se souvenir que depuis des siècles, les Russes supportent le fardeau d’une histoire tragique, et qu’il ne faut pas confondre un peuple soumis avec les tyrans dont il n’a pas encore appris à se défaire.
A cet égard, mutatis mutandis, les Occidentaux, aux ordres des USA, ne valent pas mieux que les moujiks décrits par Tourgueniev.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Surveiller la justice – Editorial, Félicien Monnier
- Contre le gymnase en quatre ans – Jean-François Cavin
- Là-haut – Benoît de Mestral
- Le wokisme, éclaireur de l’égalitarisme – Olivier Delacrétaz
- Le pessimisme, ennemi de la clairvoyance – Jacques Perrin
- L’énergie des Vaudois (2): qu’attendre de la Confédération? – Cédric Cossy
- La Berne fédérale, la neutralité et les sanctions économiques – Xavier Panchaud
- Eloge des pincettes – Le Coin du Ronchon