Le wokisme, éclaireur de l’égalitarisme
La nébuleuse woke – indigénisme, décolonialisme, antiracisme, cancel culture, lutte contre la transphobie, l’homophobie, le sexisme, l’appropriation culturelle, etc. – ne cesse de s’étendre. Après les USA et la France, elle a atteint l’université de Genève, où des activistes ont empêché par deux fois en trois semaines la tenue d’exposés réputés «transphobes».
Après avoir annoncé le dépôt d’une plainte, ainsi que la possible exclusion des étudiants qui avaient participé au coup de force, le rectorat a retiré sa plainte au nom d’«une logique de désescalade et de dialogue». Il n’a pris aucune sanction et a conclu l’affaire par un «accord» avec la «Conférence Universitaire des Associations d’Etudiants» (CUAE), laquelle avait soutenu la manifestation.
Un tel accord, passé entre l’autorité garante de l’ordre et des libertés universitaires et un groupe de pression qui bafoue par méthode l’ordre et la liberté, est peu compréhensible. Il montre en tout cas que des actions violentes de censure à l’intérieur de l’université peuvent rester impunies, ce qui ouvre un boulevard aux agitateurs les plus radicaux. La satisfaction de la CUAE à la sortie des tractations était significative: «C’est un premier pas encourageant», ont-ils commenté, ajoutant que «l’Université a tout intérêt à faire attention à qui elle invite». Est-ce assez clair?
Le recul du rectorat – quels que soient les motifs invoqués – ne l’aidera pas à faire respecter l’ordre dans ses murs et à y garantir la liberté d’expression, sans parler de la protection physique des orateurs non agréés par la mouvance woke.
L’événement évoque la débâcle morale et intellectuelle qu’a connue, en 2017, l’université d’Evergreen, à Olympia, dans l’Etat de Washington. Nous engageons nos lecteurs, et particulièrement les autorités académiques, à regarder jusqu’au bout le documentaire vidéo qui la raconte1. De dialogue en désescalade, son président, George Sumner Bridges, se fait balader, ridiculiser, humilier au-delà de l’imaginable… et jusqu’au bout, il dit merci en battant sa coulpe.
Car George Bridges est un progressiste. Tout au long de la vidéo, il se révèle aussi intégralement woke que ses tourmenteurs. Il faut voir ses professeurs, alignés devant les étudiants pour confesser leurs «privilèges» (genre: je suis blanc, hétéro et cisgenre, ma famille est riche, mais je fais un gros travail sur moi-même pour que vous m’accordiez le droit d’exister…).
A cause de la faiblesse illimitée de son président, Evergreen est retournée à l’état sauvage. Le désordre y est tel que la cause originellement invoquée par les étudiants – la défense des minorités discriminées – ne joue plus aucun rôle dans leurs discours et leurs actes. Il n’y a plus qu’un pur jeu de pur pouvoir. Et à ce jeu-là, c’est le plus cynique, le plus primitif, le plus méchant qui l’emporte.
Les manifestants genevois ont déchiré les notes du professeur Eric Marty en l’insultant: «Ton livre2, on ne l’a pas lu, c’est de la m…!» A la directrice du département qui voulait débattre, ils ont objecté qu’elle était «une femme blanche non-trans», et donc illégitime. Une militante, interviewée par la RTS, justifia le recours à la violence en prétextant qu’elle et ses comparses n’auraient pas fait le poids dans une discussion contradictoire avec des conférenciers habitués à débattre.
Ces attitudes et ces discours sont évidemment indignes aux yeux de n’importe qui. Mais, pour le woke lambda, c’est sans importance. Pourquoi se fatiguerait-il à débattre de la vérité, puisqu’il la détient déjà, sous la forme d’une matrice idéologique qui explique tout et qui justifie tout? Il ne s’agit pas de débattre, mais de combattre et d’abattre. Ou, comme disent les marxistes: «Il ne s’agit pas de comprendre le monde, mais de le transformer.»
Peut-être d’ailleurs que l’insanité même des arguments est une arme. Après tout, le débat d’idées serein ne relève-t-il pas de cette «pensée blanche» occidentale que dénoncent les wokes? Et la liberté d’expression, cette coquetterie de privilégiés libéraux, n’a-t-elle pas pour fonction principale de permettre aux fascistes de répandre leurs théories nauséabondes? Leur ôter, à coups de stéréotypes, de slogans et de vociférations, cette liberté dévoyée, n’est-ce pas faire souffler un vent d’authentique liberté dans les corridors de l’université?
Les milieux officiels, universitaires ou politiques, sont toujours mal pris dans ce genre de conflit. Sur le fond, en effet, ils professent la même idéologie égalitaire que les wokes. Simplement, les wokes, avec leurs excès, vont un peu plus loin. Et ces excès mêmes les pourvoient d’une aura de pureté égalitaire qui manque au rectorat et le met très mal à l’aise quand il devrait se lever et sévir.
Notes:
2 Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Seuil, Fiction & Cie, 2021.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Surveiller la justice – Editorial, Félicien Monnier
- Fin du servage en Russie… Vraiment? – Elisabeth Santschi
- Contre le gymnase en quatre ans – Jean-François Cavin
- Là-haut – Benoît de Mestral
- Le pessimisme, ennemi de la clairvoyance – Jacques Perrin
- L’énergie des Vaudois (2): qu’attendre de la Confédération? – Cédric Cossy
- La Berne fédérale, la neutralité et les sanctions économiques – Xavier Panchaud
- Eloge des pincettes – Le Coin du Ronchon