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Les valeurs, rejetonnes du nihilisme

Jacques Perrin
La Nation n° 2209 9 septembre 2022

Nous nous sommes ri de l’emploi incessant du mot valeur.

Dans A vrai dire, une conversation avec Paul-François Paoli (éditions de Cerf, 2021)1, le philosophe Jean-Luc Marion s’attaque à cette manie langagière.

Avec Bruno Latour dont nous avons parlé dans ces colonnes, Marion, de l’Académie française, est l’un des deux philosophes français vivants les plus lus dans le monde, paraît-il.

Latour et Marion sont catholiques et croyants: deux drôles de paroissiens, dont les livres sont d’un accès difficile même aux personnes pourvues de notions de philosophie. Mais ils peuvent être lucides. Comme Jean-Luc Marion à propos des valeurs.

Marion admire Nietzsche et Heidegger, deux penseurs inquiets du nihilisme européen; il dit s’efforcer de penser le rien, le nihil (en latin) que concentre la postmodernité, et cherche des raisons d’espérer.

Le nihilisme est une attirance vers le néant, parfois inconsciente, parfois revendiquée, une pulsion de mort, un certain goût pour la destruction, la dévaluation des valeurs et, selon la définition donnée par Marion, une déconnexion entre une pensée vraie et un agir mauvais. Ainsi Heidegger, le plus grand philosophe du vingtième siècle, fut indiscutablement nazi – certes vite marginalisé par le régime hitlérien: que faire dans une guerre absolue d’un philosophe critique de la technique?

Le communisme et le nazisme illustrèrent le nihilisme au XXe siècle. Synonyme de stérilité, celui-ci se manifeste aujourd’hui par le ravissement des féministes devant l’avortement, le refus d’enfanter, l’utopie de l’indistinction des sexes, le gaspillage et la destruction irréfléchie des ressources de la Terre.

L’Europe a failli mourir de deux guerres totales. Elle subit de nos jours les conséquences de sa rapacité démesurée. Ses grandes nations ont dominé et colonisé le monde. Elles ont cru maîtriser les forces de la nature. Le succès de techniques prodigieuses se retourne contre elles. La menace nucléaire réapparaît; la guerre aussi, qui ne permet plus de gagner, seulement de perdre; le dérèglement climatique les tourmente. Elles affrontent la concurrence des colonies perdues et d’empires remis en selle. La globalisation que l’Europe mit en marche et les mutations techno-numériques opérées en Amérique asservissent le Vieux Continent.

Après l’annonce de la mort de Dieu au XIXe siècle, l’homme est aujourd’hui de trop. Il faut l’éliminer pour sauver la planète, nous enjoignent certains écologistes. Les transhumanistes américains veulent envoyer des humains sur Mars, les rendre immortels, les affranchir de leur essence. Quant aux Chinois, ils projettent de surveiller l’homme de près en le soumettant aux algorithmes. Les principes d’autorité et de hiérarchie s’effacent sur tous les continents au profit de pouvoirs brutaux. L’exercice d’un pouvoir nu, dépourvu d’autorité, signale une faiblesse de fond. Il existe comme une impossibilité voire une interdiction de penser. Les grands récits religieux sont oubliés. Il ne reste que l’angoisse, la peur de la mort et celle de la fin du monde que n’éclaire aucune pensée. L’Université ne fait pas exception au nihilisme ambiant, soumise en partie à la culture d’annulation (cancel culture) et à la déconstruction de tout concept.

A quoi bon agir et penser? Les nihilistes passifs se posent cette question. Les nihilistes actifs terrorisent, tuent et se tuent.

Alors l’illusion des valeurs se fait une place. Nous vivons dans l’insignifiant, rien ne fait sens (pour parler globish), rien ne compte. Contre l’abattement, on recourt à des excitants, encore plus abrutissants. Ce sont les valeurs; on n’y croit pas longtemps. Comblant le vide politique, le mot valeur renvoie au nihilisme et, selon Marion, l’usage qui en est fait par les politiciens n’ayant ni le sens du tragique ni celui de la durée, l’accroît. La valeur est importée de l’univers boursier. Elle fluctue, monte, descend. Tout est évaluable et évalué. La réalité de toute chose est déterminée par la valeur que lui prête la volonté la plus forte du moment. Marion est d’avis que tenir Dieu ou la foi pour des valeurs est un blasphème. Les politiciens se réfugiant derrière les valeurs de la République font à peine mieux, estimant décisifs les sondages et les slogans des communicants; le mot « valeur» les rassure. Chaque individu prétend détenir des valeurs qu’il préfère toujours à celles d’autrui. Le pape Grégoire XVI, que Marion admire, voulait lutter contre ce relativisme, mais il ne se sentait pas équipé pour y parvenir.

Marion n’est ni réactionnaire ni décliniste, le déclinisme étant le rejeton du progressisme. La foi du philosophe et théologien semble puissante. Il pense que le doute n’est pas inhérent à la foi. Il ne doute pas de Dieu, mais de lui-même, inquiet de sa faible capacité à suivre le Christ. C’est moi qui suis douteux, dit-il.

Selon Marion, le désordre et le chaos n’arrivent pas par hasard; la philosophie et la théologie (impraticable sans la foi) nous aident à les surmonter. Il a cette phrase étonnante: le christianisme ne fait que commencer. La modernité se veut progrès infini, millénarisme sans fin. Or le temps n’est pas infini, le monde n’est pas éternel. On nous masque la fin du monde alors qu’on parle sans cesse d’apocalypse nucléaire, démographique ou climatique. Seul le christianisme permet de penser et d’éclairer la fin du monde.

L’Europe a beau être à l’origine du nihilisme, c’est sur le Vieux Continent qu’un rayon de soleil peut se lever. Il est riche de ses expériences nationales, le continent le plus diversifié et le moins divisé, le plus intégrateur, contrairement aux Etats-Unis menacés de conflits communautaristes, à l’Oumma qui islamise, à la Chine qui sinise.

Le retour critique sur soi est possible en Europe à condition qu’elle ne renie pas sa triple origine hébraïque, grecque et latine.

Notes:

1   Les phrases en italiques sont des citations de Marion.

«On parle beaucoup de valeurs, ce qui m’agace. Je crois à une philosophie générale, qui fait qu’on a une certaine ligne. Les valeurs me font penser à ces check-lists des Américains en matière de morale, économique en particulier. Quand vous avez coché toutes les cases, alors vous êtes éthiquement convenable, c’est simpliste.»

Pascal Couchepin,
in Le Matin Dimanche du 21 août 2022.

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