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Occident express 104

David Laufer
La Nation n° 2209 9 septembre 2022

En cette fin d’août, un soleil inhabituel inonde la majesté désolée des Highlands. La lavande des bruyères roule de colline en colline jusqu’à l’océan, ponctuée des millions de moutons qui préparent, à leur insu, la nouvelle saison des pulls en cachemire. Devant leurs petites maisons de pierre volcanique, les Ecossais empilent leur bois pour un hiver qui sera rude. Cela m’a rappelé qu’à la même époque, en Serbie, à trois mille kilomètres au sud-est de cette péninsule du Wester Ross, on fait exactement la même chose. Pourtant en Serbie on empile du bois aussi vert que le bon roi Henri IV. Au début j’ai cru à une incompréhension de ma part tant la chose me semblait incongrue. Las, d’hiver en hiver, j’ai vu mon bien-aimé beau-père lancer dans notre poêle des bûches qui dégoulinaient encore de sève, non pas visqueuse et ambrée mais bien fraîche, transparente et vive comme de l’eau. Alors j’ai tenté, avec une détermination de boy scout, d’obtenir du bois sec. J’ai appelé des dizaines de fournisseurs, du nord au sud du pays, même jusqu’en Bosnie, connue pour ses impénétrables forêts peuplées d’ours et de loups. Les réponses étaient toujours les mêmes: «Du bois sec? Bien sûr! Du hêtre, de l’acacia et du chêne de première catégorie. Nous l’avons coupé il y a en tout cas deux semaines, et il a fait très chaud depuis!» Après quelques années, j’ai dû me résoudre à cette évidence. En Serbie, la notion de bois sec n’existe pas. Le bois ne connaît que deux états: arbre, ou bois de chauffage. Qu’il faille attendre deux bonnes années pour passer de l’un à l’autre est aussi inconnu en Serbie que la mousson au Groenland. Que le bois vert ne produise pas grand-chose d’autre que des quantités infernales de fumée âcre et très peu de chaleur ne semble déranger personne. J’en ai pris mon parti et me suis mis à commander mon bois de chauffage longtemps à l’avance. Rangeant mes stères de hêtre et d’acacia selon des ordres précis, donnant des instructions à mon entourage sur l’ordre de consommation des divers empilements, j’ai mis au point ma propre résistance à la culture locale. Les Serbes ignorent ainsi collectivement, c’est mon observation maintes fois vérifiée, la distinction entre bois sec et bois vert, et cela n’est pas anodin. C’est un petit détail qui révèle à quel point cette région n’a émergé que très récemment d’une économie de survie. Car planifier la consommation de bois sec exige de se projeter au moins deux ans dans l’avenir. Ce qui, en Serbie, est un horizon ridicule par son éloignement. Deux ans ici sont deux siècles ailleurs. Attendre deux ans? Risquer de se faire voler un ou deux stères par le voisin? (un risque hélas inévitable, hiver après hiver) De se faire tuer à la guerre? De tout perdre dans une crise économique subite? De devoir s’exiler pour des raisons obscures? A quoi bon? Ici, ma bûche, là, mon poêle. Que m’importe que cette bûche soit sèche ou pas, elle finira bien par brûler. Ainsi, bûche après bûche, j’ai commencé à comprendre. Attendre que le bois sèche est un luxe, un sport de nantis. Toute forme d’épargne est un incalculable avantage. Un pari, une folle tentative de croire en l’avenir. Un minuscule édifice de civilisation humaine contre la sauvagerie animale.

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