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L’impossible récit commun

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2209 9 septembre 2022

Le 25 août dernier, le président Macron annonçait la mise sur pied d’une commission «mixte» composée d’historiens français et algériens chargés d’enquêter sur la période qui va de la colonisation française à la fin de la guerre d’Algérie, soit de 1830 à 1962. Toutes les archives existantes seront à leur disposition. Le but est de rétablir l’amitié entre les deux peuples sur la base d’une reconnaissance loyale de l’ensemble des faits, si pénibles soient-ils.

Dans son ouvrage paru l’an passé, Le Grand Récit1, l’historien Johann Chapoutot montre que la recherche historique a besoin d’un cadre interprétatif général et durable qui donne sens et cohérence aux faits particuliers. C’est ce qu’il nomme un «grand récit». Son livre traite des grands récits «universalistes», c’est-à-dire qui appréhendent l’histoire de l’humanité comme un tout unitaire et cohérent. Il consacre un long premier chapitre au récit chrétien, selon lequel l’évolution du monde est conduite par la Providence. Pour l’auteur, ce récit «providentialiste» est épuisé2. D’autres grands récits le sont aussi, en fait, la plupart.

Ainsi, le grand récit des nazis, particulariste3, millénariste et conquérant, a fait naufrage. Le grand récit scientifique et dialectique des marxistes a duré plus longtemps, mais son ratage fut tout aussi spectaculaire. L’échec a sanctionné le mépris de l’un et de l’autre récit à l’égard des innombrables réalités humaines – individuelles et collectives – qui n’entraient pas dans sa cohérence idéologique.

Le grand récit qui subsiste encore tant bien que mal, c’est le récit républicain du progrès général de la démocratie et des droits des minorités, des organisations internationales et des lois du marché. Les déséquilibres économiques et politiques inédits dûs à la mondialisation, les conflits interétatiques existants ou menaçants, l’insécurité générale qui en résulte ont affaibli la pertinence de ce récit dans l’esprit de nombreuses populations. Cela explique le retour violent des grands récits nationaux. Cela explique aussi le succès de quelques petits récits de substitution, comme l’illimitisme (croissance et maîtrise infinies de l’homme), le messianisme, le complotisme, le déclinisme et quelques autres, dont Chapoutot donne une description, amusante ou consternante selon l’humeur du moment.

La première question qui se pose aux historiens de la commission mixte est de savoir dans le cadre de quel grand récit ils conduiront leurs recherches. Il nous paraît en tout cas impossible de le faire dans le cadre simultané des deux grands récits nationaux français et algérien.

Le récit national offre certes un cadre plus cohérent et réaliste qu’un récit universaliste. On s’y retrouve mieux. Ainsi, l’histoire vaudoise – à un degré moindre, l’histoire suisse – rend compte d’une façon à peu près cohérente de ce qui s’est passé. Elle met au jour, plus complètement et d’une façon plus structurée que les (trop) grands récits universalistes, les multiples liens qui tissent la nation. Ce filet serré de faits avérés empêche les interprétations trop passionnelles. Même alors, cependant, la recherche historique n’est pas exempte d’affrontements idéologiques entre les chercheurs. C’est évidemment pire quand il s’agit de l’histoire d’une guerre récente et que ce sont les protagonistes qui doivent déterminer qui avait tort et qui avait raison.

Le problème de fond est que la cohérence du récit national s’arrête aux frontières de la nation. Même si, dans un puissant effort d’objectivité, la commission mixte tout entière tombait d’accord sur les faits et les chiffres concernant les relations franco-algériennes, comment pourrait-elle s’accorder sur la qualification morale et politique desdits faits. Comment trouver un commun dénominateur entre ceux qui parlent d’une «guerre d’Algérie», conduite par l’armée française, sur ordre du gouvernement légitime, pour rétablir l’ordre sur un territoire qui, en droit, était français, et ceux qui parlent d’une lutte de libération pour l’indépendance du peuple algérien opprimé, uni contre l’occupant colonialiste? Pour les premiers, les seconds sont des terroristes. Pour ceux-ci, ceux-là sont des criminels.

Le président Macron a ingoré le récit national français quand il a déclaré, le 14 février 2017 à Alger, que «la colonisation est un crime contre l’humanité». Une telle formule, sur une question aussi sensible, engageait définitivement la France. Elle dessinait du même coup le cadre des réflexions autorisées pour les membres français de la commission.

On peut dès lors craindre que les débats de la commission ne soient qu’un affrontement asymétrique entre les premiers, privés de tout recours à un récit national qui déculpabiliserait la France et ligotés par le grand récit républicain universaliste, moral et repentant, et les seconds, pouvant librement se livrer à une criminalisation générale du passé français au nom à la fois du grand récit national algérien et du grand récit républicain. Il n’est pas sûr que cela contribue à apaiser les tensions.

Notes:

1      Johann Chapoutot, Le Grand Récit, introduction à l’histoire de notre temps, Presses universitaires de France, Paris, septembre 2021.

2   Un croyant fera remarquer à M. Chapoutot qu’il limite le récit «providentialiste» à sa partie terrestre, c’est-à-dire à la chrétienté occidentale, et néglige la persistance du plan divin qui l’a animée et qui peut en tout temps la susciter à nouveau.

3   On peut néanmoins le classer parmi les récits universalistes, en ce qu’il tend à soumettre la terre entière à la culture allemande.

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