D’un équinoxe de septembre à l’autre
Il y a deux courants parallèles dans l’œuvre de Henry de Montherlant, un chrétien et l’autre païen. Le 21 septembre 1972, il y a donc cinquante ans, c’est le païen qui l’a emporté: l’auteur de La Reine morte se suicide par empoisonnement au cyanure et une balle dans la bouche pour être sûr de ne pas se rater. Ses cendres seront dispersées dans les ruines de la Rome antique par Jean-Claude Barat, légataire universel, et son jeune ami Gabriel Matzneff (Ciel!) Nous avions dix-sept ans et la mort choisie par un Romain de notre temps donnait une illustration exemplaire à nos études latines. Ce suicide représentait à nos yeux la plus péremptoire affirmation de soi, une leçon de dignité et de courage. Il complétait la stature acquise de grand écrivain aristocrate, un peu collet monté, professeur d’élévation morale: «Ce que je vous reproche, c’est de ne pas respirer à la hauteur où je respire.» «Allez, allez en prison! En prison pour médiocrité!» (Le roi Ferrante à son fils Pedro dans La Reine morte). Cette exigence l’a conduit à créer des personnages aux vertus tranchées, parfois excessives, tel Alvaro, impitoyable gardien de la sainteté et de l’honneur de son ordre de chevalerie dans Le Maître de Santiago: là, c’est la veine chrétienne qui s’exprime, la plus pure, la plus intransigeante: «Vouloir changer quelque chose dans le monde extérieur, quand tout est à changer en soi.»
Dans un registre très différent, Montherlant crée, dans la tétralogie des Jeunes filles, un personnage caricaturalement odieux et méprisant, Pierre Costals, écrivain libertin et cynique. Il entretient des relations et de la correspondance avec diverses admiratrices, principalement Solange Dandillot, jeune et jolie, mais un peu fade, et Andrée Hacquebaut, intellectuelle provinciale souvent maladroite qui subit avec une endurance méritante les mufleries de l’écrivain. Elle s’accroche avec obstination dans le but de l’épouser. «Un crampon digne d’immortalité» persifle Costals.
Montherlant a une personnalité ambiguë et complexe: il était timide et mal à l’aise en société; foncièrement solitaire, il avait en horreur les mondanités. Comme tout écrivain de génie, il se projette dans plusieurs de ses personnages, parfois antinomiques: Andrée Hacquebaut, dans des lettres souvent touchantes, voire sublimes, est une part de Montherlant, autant que Costals. Certaines femmes actuelles, qui sont souvent meilleures lectrices que les lecteurs, ont décrypté sous l’apparente misogynie du cycle des Jeunes filles, une charge contre le pouvoir discrétionnaire des hommes de l’époque. Amélie Nothomb déclare avoir lu cent fois Les Jeunes filles! L’auteur, comme à son habitude se montre un peintre subtil de la nature humaine. Mais il y a aussi pas mal d’humour et de gouaille parisienne, ce qui rend la lecture jubilatoire. Un chef-d’œuvre d’une étourdissante virtuosité.
Montherlant a mis cinquante ans à produire un roman largement autobiographique, malgré de pudiques dénégations, consacré à la gloire du collège catholique où il a été élevé: Les Garçons. Dans la décennie précédente, il en avait donné une version épurée sous la forme d’une pièce plébiscitée tant par la critique que par le public: La Ville dont le prince est un enfant. La dédicace des Garçons est ahurissante: «Cette œuvre est dédiée aux intelligents et aux sensibles». Un des personnages clé de ce récit est l’abbé de Prats, prêtre énigmatique, secrètement athée. Il fait partie de l’espèce des perdants, si nombreux dans l’œuvre de Montherlant. La longue théorie des vaincus: Celestino, anarchiste espagnol, meurt trahi par sa fille qui épouse un franquiste (Le Chaos et la nuit); le vieux roi Ferrante, dégoûté par son entourage, usé par l’exercice du pouvoir, meurt trahi par ses proches (La Reine morte); Léon de Coantré, aristocrate déchu, meurt abandonné. Il jette un cri pathétique à sa cuisinière: «Madame Mélanie, restez! Je ne veux pas mourir seul!» (Les Célibataires); Charles Dandillot (le père de Solange) s’éteint à soixante ans, amer d’avoir mené une vie d’ascète sportif pour rien. Et Sigismond Malatesta, empoisonné par son protégé Porcellio qui jouit de son agonie: «Allons, Monseigneur, un peu de tenue. L’Histoire a les yeux fixés sur vous.» (Malatesta)
La vanité des actions humaines est une constante de la philosophie de Montherlant. C’est le thème central des essais réunis sous le titre Service inutile: «L’âme dit: service, et l’intelligence complète: inutile.» C’est pourquoi il ne s’est jamais mêlé d’action politique. Généralement classé homme de droite, il a pourtant écrit un roman anticolonialiste, La Rose des sables, qui est d’ailleurs assez ennuyeux, comme tout roman à thèse. Montherlant est tout le contraire d’un homme de conviction. Dans un essai de 1927, Syncrétisme et alternance, il définit sa position face à la vie: tout le monde a toujours raison et, par conséquent, il convient de «faire alterner en soi la Bête et l’Ange, la vie corporelle et charnelle et la vie intellectuelle et morale.»
Les pièces en costumes, reçues triomphalement à leur création, sont très délaissées. Et c’est bien dommage. Superficiellement, elles apparaissent guindées, corsetées dans des usages et une morale d’un autre temps. Prenons Le Cardinal d’Espagne. Avec une vingtaine de rôles pour une action qui se situe à Madrid en 1517, apparemment, c’est un menu un peu lourd pour le spectateur d’aujourd’hui. Voici les deux premières répliques: «– J’ai une nouvelle enivrante à vous apprendre! – Qui est mort?» Et la suite continue avec cette verve, cette alacrité de style; les personnages sont d’une incroyable densité psychologique, surtout la reine Jeanne la Folle, qui représente la sagesse et la raison au milieu d’une cour où chacun est aveuglé par ses passions.
Cinquante ans après sa mort, Montherlant a passé sous les radars des commémorations officielles. Il est sans importance mais significatif qu’un des plus grands prosateurs de notre langue soit ignoré par une République dont le président a naguère déclaré qu’«il n’y avait pas de culture française.» En revanche, on regrette que Gallimard n’ait pas profité de l’occasion pour achever la publication des œuvres complètes en Pléiade. Le volume paru des Essais s’arrête en 1944. Il y a largement la matière pour un second, voire un troisième volume.
PS: Un lever de rideau est une mini tragédie (ou vaudeville?) d’une demi-heure, mise en scène par François Ozon d’après Un incompris de Montherlant. Avec Louis Garrel, Vahina Giocante et Mathieu Amalric. Entrez «Ozon un lever de rideau». Parmi les propositions vidéo, choisissez Vimeo qui est dépourvu de verrou.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Moi, je n'ai rien à cacher – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Occident express 105 – David Laufer
- On nous écrit: – On nous écrit, Rédaction
- Un autre regard sur la guerre – Daniel Laufer
- 2044: un million de Vaudois – Baptiste de Christen
- Le gymnase en quatre ans – Jean-Pierre Grin
- Propos plaisants – Pierre-Gabriel Bieri
- Derrière le paysage – Henri Laufer
- Bertil Galland, vagabond des savoirs – Yves Gerhard
- Activistes de tous les temps, unissez-vous! – Jacques Perrin
- La manif qu’on kiffe – Le Coin du Ronchon