Occident express 105
On a ouvert une nouvelle chocolaterie à Belgrade. J’y suis allé hier pour déguster un chocolat chaud, noir et visqueux comme du pétrole brut. En face, à travers les platanes jaunes et oranges de novembre, je pouvais observer la mosquée Bajrakli. Datant du 17e siècle, cette mosquée est l’un des uniques témoignages de l’occupation ottomane, avec des petits tombeaux épars et quelques éléments de la forteresse de la ville. En cinq siècles de présence, de la fin du 15e à la fin du 19e siècle, les Ottomans n’ont donc pratiquement rien laissé. En revanche ils ont tout pris: tout l’argent que produisaient les populations balkaniques occupées, leurs garçons pour en faire des soldats – les Janissaires – et leurs filles pour en faire des pondeuses en harem. Et ils ne construisaient qu’en fonction de leurs uniques besoins, qui se limitaient à la guerre et à la prière: donc, des mosquées et des murailles. En se retirant, après une agonie militaire et politique de presque deux siècles, ils laissaient derrière eux des territoires se débattant dans une pauvreté crasse, sans aucune infrastructure, sans éducation, divisés entre eux par de nouvelles barrières religieuses – la conversion de force ayant été un de leurs principaux outils de conquête. Il existe une carte de l’alphabétisation du royaume de Yougoslavie en 1931: en bleu, les populations lettrées, en rouge les illettrées. La limite entre les deux couleurs suit parfaitement la frontière entre les empires ottomans et autrichiens. Soixante années plus tard, la carte du développement économique suivait, à très peu de choses près, exactement la même frontière. Car les Autrichiens, bien que brutaux et abusifs dans leur non-respect du Traité de Berlin de 1878, qui promettait l’indépendance complète aux Serbes dès 1908, n’en ont pas moins couvert leurs possessions de lignes de chemin de fer, de postes, d’écoles, de routes et d’administrations locales diligentes. Nikola Tesla, incarnation du génie scientifique moderne, était un petit enfant serbe né sur le territoire de l’actuelle Croatie, alors partie des terres des Habsbourg. Les instituteurs, puis les pères autrichiens ont vite repéré son talent et lui ont assuré l’éducation dont il avait besoin. La Renaissance, les Lumières, la Révolution, l’âge industriel, tout cela s’est brisé comme la houle sur les murailles ottomanes, privant les populations qu’elles maintenaient en esclavage de ce qu’on appelle communément la modernité. Ce n’est en réalité qu’aujourd’hui que la Serbie et toute la région sort, lentement et chaotiquement, de cet interminable, de cet abrutissant, de cet involontaire sommeil. Tout en sirotant mon chocolat chaud et tandis que le soir tombait sur le minaret en pierres taillées, j’ai dégusté une excellente, une dégoulinante baklava.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Moi, je n'ai rien à cacher – Editorial, Olivier Delacrétaz
- D’un équinoxe de septembre à l’autre – Jean-Blaise Rochat
- On nous écrit: – On nous écrit, Rédaction
- Un autre regard sur la guerre – Daniel Laufer
- 2044: un million de Vaudois – Baptiste de Christen
- Le gymnase en quatre ans – Jean-Pierre Grin
- Propos plaisants – Pierre-Gabriel Bieri
- Derrière le paysage – Henri Laufer
- Bertil Galland, vagabond des savoirs – Yves Gerhard
- Activistes de tous les temps, unissez-vous! – Jacques Perrin
- La manif qu’on kiffe – Le Coin du Ronchon