Comprendre la réalité politique de l’adversaire
La guerre est une dialectique de volontés politiques s’opposant les unes aux autres. Le souverain définit un état final recherché du domaine de la politique, et la guerre en est la continuation. S’il parvient à atteindre cet état et à empêcher l’adversaire d’atteindre le sien, il gagne la guerre. Subordonnée au politique, la stratégie déduit les objectifs militaires nécessaires à atteindre l’état final recherché. Bien que galvaudé par les stratégies énergétiques ou marketing à la mode, le champ de la stratégie est bien du domaine guerrier. Le stratège utilise les combats favorablement à la guerre et donne sa finalité politique au fait militaire. Il s’attèle à comprendre les règles du rapport de force. La tactique, quant à elle, est apolitique. Elle mène des forces dans l’espace et dans le temps et gagne les combats, suivant une logique qui lui est propre.
Cette articulation idéale entre politique, stratégie et tactique, décrite par des auteurs comme Clausewitz, n’est souvent que théorique. L’histoire militaire est remplie de combats qui se sont autonomisés de la stratégie sans produire les effets politiques attendus. Les conditions pour que le stratège soit efficace sont en réalité contraintes par plusieurs facteurs.
Premièrement, souverain et stratège doivent agir en harmonie. Lorsque Alexandre, Saladin ou Napoléon étaient souverains, stratèges et commandants de terrain, il était pour eux aisé d’assurer une cohérence entre les combats et les effets politiques recherchés. Avec la création des Etats-nations et les Révolutions française et industrielle, les armées sont devenues trop grandes pour être conduites par le souverain. Il a donc créé des ministères ou des états-majors pour le suppléer et a divisé ses forces en corps d’armée distincts. La politique, le stratège et le tacticien se sont de plus en plus dissociés les uns des autres.
Les armées modernes ne pouvaient plus être battues en une bataille limitée dans le temps et dans l’espace. Les systèmes sont devenus trop résilients. Vaincre des armées ne suffisait plus à gagner des guerres et la tactique s’est trouvée décorrélée de la stratégie. Les carnages stériles de 14-18 sont l’exemple éloquent d’effets tactiques ne produisant quasiment plus d’effets stratégiques. Conscient de cette impasse, le Russe Svetchine théorise dans les années 1930 le recours à l’art opératif, censé redonner corps à la relation entre tactique et stratégie. L’art opératif trouve son âge d’or dans les grandes opérations soviétiques de la Seconde Guerre mondiale.
Deuxièmement, l’équilibre nucléaire a inhibé les réflexions stratégiques. A quoi bon utiliser les combats en faveur de la volonté politique si la moindre confrontation se transformait automatiquement en destruction mutuelle assurée? A cet égard, il est d’ailleurs douteux de parler d’armes nucléaires tactiques, puisque l’utilisation d’une arme nucléaire, même de faible puissance, engendrera à coup sûr un effet stratégique et politique.
Troisièmement, faire de la stratégie, c’est d’emblée jouer le jeu d’une dialectique pouvant devenir violente. Les sociétés libérales démilitarisées se sont donc interdites d’en faire aux bénéfices d’un Soft power normatif dans les instances internationales et d’une approche policière de la guerre. Les luttes contre-insurrectionnelles de la Guerre froide, puis les opérations contre le terrorisme ont donc nié la réalité politique de l’adversaire pour le réduire à un criminel. Ce biais est encore renforcé dans le cas d’une puissance hégémonique comme les Etats-Unis, considérant l’ensemble du monde comme un territoire sur lequel maintenir l’ordre. Cette approche policière et non politique de la guerre empêche de considérer l’adversaire comme une entité recherchant lui aussi un état final et articulant sa stratégie en conséquence. La guerre d’Afghanistan n’est par exemple jamais parvenue à réduire l’influence politique des Talibans, malgré des succès tactiques indéniables.
Finalement, en considérant l’adversaire comme un pantin ou un proxy de l’autre bloc, un irresponsable, ou l’émanation d’une idéologie diabolisée, le souverain se prive d’éléments essentiels à la compréhension des rapports de force. Le souverain qui ne veut surtout pas reconnaître la légitimité politique de l’autre ne fait pas de stratégie parce qu’il se refuse à l’appréhender comme une entité ayant son propre agenda. Difficile de bien penser la dialectique des volontés dans ces conditions. Cette erreur mène à définir un état final recherché non mesurable ne pouvant pas être transcrit en objectifs militaires atteignables. La tactique suivra donc sa propre logique en s’autonomisant sans générer d’effets favorables à la guerre. La guerre du Vietnam en est un bon exemple. A trop vouloir endiguer l’Union soviétique, les Etats-Unis ont oublié que c’était le Viêt-Cong qu’il fallait battre sur le terrain.
Plus proche de nous, les objectifs de «dénazification» fixés par Vladimir Poutine, la négation de la construction nationale et de la volonté politique de l’Ukraine et le recours à l’ «Occident collectif» comme paravent l’ont probablement mené à mal comprendre les termes de la dialectique des volontés à l’œuvre avant le 24 février 2022. Le résultat a été une «opération militaire spéciale» aux efforts dispersés contre un adversaire sous-estimé. Parallèlement, les pays occidentaux seront tous d’accord pour faire gagner la bataille du Donbass à l’Ukraine, mais ce n’est qu’un résultat tactique. Il y a fort à parier qu’ils avanceront en ordre bien plus dispersé quand il s’agira de définir l’état final politique recherché, en particulier si des buts inatteignables ou dont tous n’assumeraient pas les conséquences étaient articulés, comme un changement de régime à Moscou ou une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
Cela ouvre une réflexion. Avec la politique des sociétés libérales, changeant au gré des gouvernements et des majorités, ou au sein de grandes coalitions comme une Europe de la défense, est-il toujours possible d’assurer l’harmonie entre le souverain et le stratège, et ce dans le temps long?
Note:
Pour le lecteur souhaitant en savoir plus sur les relations entre politique, stratégie et tactique: Lopez Jean, Bihan Benoit, Conduire la guerre : Entretiens sur l’art opératif, Perrin, 2023, 284 p.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- UBS ou le syndrome de Nicolas Fouquet – Editorial, Félicien Monnier
- L’ordre dans l’Etat – Sébastien Mercier
- Une seconde chance pour Sauramps – Olivier Delacrétaz
- Occident express 111 – David Laufer
- L’indexation des salaires – Antoine Rochat
- Un voyage à Grignan – Yves Gerhard
- Et l’animal le plus dangereux est… – Le Coin du Ronchon