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Occident express 111

David Laufer
La Nation n° 2225 21 avril 2023

Il y a autour de Belgrade une quantité impressionnante d’usines désaffectées, carreaux éclatés, béton fissuré et grandes halles des machines résonnant du flap-flap des pigeons. Ces épaves industrielles portent des noms comme «Fraternité» ou «Etincelle» ou «Arc-en-ciel», tout un lexique communiste dominé par une rage optimiste qui se croyait contagieuse. Comme ces formes humaines tracées à la craie sur l’asphalte, ces halles désertes évoquent une mort violente et soudaine, sans l’expliquer. L’histoire nous a appris que ce système politique était voué à l’échec. Alors nécessairement, le capitalisme allait tout remettre à l’endroit. C’est l’un des privilèges de vivre à Belgrade, de pouvoir observer ce passage d’un système à un autre et de constater que, vertueux ou pas, celui qui vient se présente toujours comme un progrès. Peut-être est-ce le véritable héritage du XXe siècle, celui de penser que le progrès existe. Qu’importe le nombre de cadavres qui nous feront la courte échelle. Il serait mal inspiré toutefois de relativiser ce qui se passe en Serbie depuis la chute du communisme. Selon toutes les mesures existantes, on y vit aujourd’hui bien mieux que du temps de l’économie planifiée. Cela devrait suffire, cela devrait clore toute discussion. Mais je me souviens de Londres, où je vivais il y a une quinzaine d’années. Je me souviens de ces innombrables magasins de paris sportifs et de jeux de hasard, dans toutes les rues, aux carrefours les plus passants, éclaboussant le trottoir de néons criards. Des magasins aux fenêtres bloquées, remplis de clients absorbés par des écrans remplis de chiffres – comme dans une banque de la City, sans les costumes trois-pièces à rayures et les bonus exorbitants. C’était donc cela, le capitalisme le plus sophistiqué et le plus prospère d’Europe? Des centaines de milliers, des millions peut-être, de gens abandonnés par le marché du travail, jouant leur vie à pile ou face, le regard vide et sans aucun espoir parce que, comme le rappelle le dicton, the house always wins? Voilà que je reviens d’Angleterre, justement. Pour la première fois depuis des décennies, des millions de Britanniques ne peuvent plus se payer le chauffage. Selon toutes les mesures existantes, on y vit sensiblement moins bien aujourd’hui qu’il y a quelques années. Aujourd’hui le centre de Belgrade est constellé de magasins de paris sportifs et de jeux de hasard, flambant neufs, éclaboussant le trottoir de néons criards. Les récentes statistiques évoquent plus de mille établissements pour Belgrade seulement, et leur augmentation est exponentielle. Ils peuvent prétendre aux endroits les plus prisés, l’un d’eux a même délogé l’une des brasseries les plus populaires du centre-ville, datant de la monarchie. Après le communisme, après le capitalisme, le hasard. L’utilité, le devoir, la communauté, plus rien n’a de sens, on s’en remet à une machine et on espère survivre un autre jour. Vivre plus longtemps, souffrir moins, manger mieux, ne plus s’entretuer, voilà des progrès, tangibles et indiscutables. Pour le progrès, restons prudent.

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