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Politesses au fond du Vallon

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2231 14 juillet 2023

Du parc d’échange de Valmont, vous arrivez à la Sallaz. Vous empruntez le pont palissé de bois, jetez un bref coup d’œil vers le sud, où s’enchevêtrent la «route de Berne», qui passe en rugissant sous vos pieds et remonte en direction du petit collège, la voie du métro, qui surplombe la route de Berne avant de disparaître sous la terre, et la rue du Vallon, qui descend en direction du Tunnel, avec la cheminée de Pierre de Plan pour donner la perspective verticale et les Alpes de Savoie qui marquent la profondeur.

Cette rue du Vallon est un trou de verdure et de calme dans les fracas lausannois. Peu de véhicules à moteur, deux ou trois bicyclettes et trottinettes, quelques maigres cyclistes barbus qui ahanent en remorquant un ou deux enfants comprimés dans leur fragile habitacle aux fenêtres de plastique. La route est fermée par une barrière mobile. A gauche, un écriteau «Cyclistes, attention aux camions». Il serait prudent, et courtois, d’inverser l’avertissement.

Vous rencontrerez, tout au long de la descente, quelques piétons, une dizaine, peut-être. Vous les voyez arriver de loin, vous les croisez au pas. Ce rapprochement progressif vous donne le temps de confirmer leur statut de personne humaine singulière. Cela suffit pour créer un début de contact qui se complète d’un regard infimement appuyé et vous induit à tenter un salut, entrant ainsi dans le monde de la politesse.

La politesse est constituée de formules toutes faites et connues dès l’enfance. On ne claque pas la porte, on ne lâche pas une branche dans la figure de celui qui nous suit, on ne coupe pas la parole, on ne la garde pas trop longtemps, on ne dévisage pas les personnes, on ne montre pas du doigt, on présente les personnes dans l’ordre de l’inférieur au supérieur, de l’employé au patron, de l’enfant à l’adulte, du citoyen au magistrat, du monsieur à la dame. Mais d’abord, et surtout, on salue. C’est la base de la vie sociale.

Il est profitable pour soi-même de dire bonjour à des inconnus. C’est abolir fugitivement ses propres frontières, élargir le milieu où l’on se meut, s’y sentir plus à l’aise, exprimer sa nature irrésistiblement communautaire.

Et en plus d’être un instrument de fluidité sociale, la politesse rectifie notre propre regard, l’oriente, suscite chez nous un mouvement d’intérêt pour l’autre protagoniste de la brève rencontre.

Vous reprenez votre marche. A gauche, une sorte de mini-marécage entouré de roseaux, puis une falaise richement boisée, qui s’élève rapidement jusqu’à l’ancien cimetière de La Sallaz et vous accompagnera jusqu’au théâtre Pulloff. A droite, un dépôt de la Ville, avec des machines, des bennes, des camions et des balayeuses, suivi d’un second dépôt, avec de grands casiers de pierres et de pavés. Les employés de la Ville se distribuent le travail. Leur groupe orange est à une vingtaine de mètres. Vous levez votre chapeau. Certains vous répondent d’un hochement de tête.

Qui dira les mérites, efficaces autant que divers, du chapeau en matière de civilité? Il renforce et parfois remplace le salut vocal. Il autorise toute une gestuelle qui complète la simple parole, la remplace quelquefois. En le brandissant aussi haut que possible, vous pouvez saluer, par-dessus le bruit des voitures roulant en flux tendu, ce cher M. Auberson, grand marcheur devant l’Eternel, qui remonte la route d’Oron pour sa circumambulation matutinale.

Un fâcheux vous aborde – bavard impénitent, mendiant professionnel, récolteur stipendié de signatures référendaires? – Un léger pincé-glissé du bord du chapeau, entre le pouce et l’index, vous permet de prendre courtoisement vos distances: bonjour et au revoir d’un seul geste! «Stylé!», jugerait un ado. Saisir son couvre-chef par le devant de la couronne et le lever sans précipitation exprime votre estime pour le bénéficiaire du salut, chaque seconde supplémentaire renforçant le message. Vous pouvez aussi balancer votre galurin d’un geste aussi large que possible, toujours avec un brin d’auto-ironie en arrière-fond.

Certains jugent hypocrites ces règles générales et formelles. Ils y voient de simples et trompeuses «constructions sociales», sans saisir que la répétition les a rendues naturelles. A la politesse formelle, ils opposent la «politesse du cœur», censément plus ciblée et plus sincère. Peut-être bien, même si la politesse du cœur engendre elle aussi des formules toutes faites. Quoi qu’il en soit, la politesse formelle, plus objective et s’adressant à tous avec des formules comprises de tous, pose d’emblée que la personne saluée est l’un de vos semblables. C’est sur la base de ce premier mouvement égalitaire que vont, par la suite, s’il y a une suite, se déployer les différences et les inégalités.

Le public-cible change selon les jours et l’heure. Tôt matin, ce sont des ouvriers de la Commune qui prennent les ordres et montent dans leurs véhicules. Passant un peu plus tard, vous saluez un couple dans la trentaine, lui noir, elle blonde. De jeunes cadres bancaires? des architectes? Ils attendent votre salut quotidien avec un léger sourire. Leur réponse est aimable, presque cérémonieuse. Vous dites bonjour à un jeune sportif, vraisemblablement balkanique. Il vous répond avec vigueur, un peu étonné. Tel autre vous salue le premier. Il s’est pris au jeu. Plus bas, un gros petit homme, genre Sancho Pança, promène un gros petit chien. Le regard fixé sur son compagnon, il n’est pas intéressé. Les cyclistes, c’est selon. Vous vous obstinez pourtant, jour après jour, en vous rappelant, c’était sur un autre trajet, une vieille dame fragile, blanche de peau, de noir vêtue, avec un bonnet de cuir fin noué sous le menton. Elle ressemblait à Louis XI. Il lui a fallu six mois pour commencer à vous répondre.

La rue s’ensauvage, trottoirs cabossés, détritus provenant des immeubles qui bordent la falaise. Un mur lépreux et dépourvu d’utilité est couvert de grands graffitis complexes, aux formes et couleurs magnifiques. Plus bas, il y a la «Friche», puis la Fondation du Bois-Gentil, à la place du Vallon. Craignant d’être perçu comme intrusif, vous saluez sans insister les personnes qui prennent l’air sur les escaliers d’entrée ou se réveillent d’une nuit passée sur l’un des bancs récemment installés par la Ville. Elles répondent ou ne répondent pas.

Dès la rue de l’Industrie, vous laissez votre chapeau tranquille. Il passe trop de monde et trop de circulation. On ne se rencontre plus, on se croise. Vous réintégrez votre monde personnel.

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