Le souffle artistique de la corrida
Mes camarades d’études lausannois me demandent souvent pourquoi la corrida est un art. J’entends souvent des caricatures et des contre-vérités autour de ce sujet brûlant. Ayant le bonheur d’être toréro amateur dans ma Camargue natale, laissez-moi ici rétablir quelques vérités en commençant, par ce préambule en ode à ma passion:
La tauromachie, elle a 20 000 ans et le visage d’un jeune homme courageux qui s’en va chasser l’auroch sauvage pour conquérir la fille du chef du clan de Lascaux. Elle a 4000 ans, lorsqu’existait en Crète un rituel qui consistait à effectuer des sauts périlleux au-dessus des cornes d’un taureau sauvage. Elle a 2000 ans et le visage de l’imperator, qui, pour fêter la conquête de la Gaule, combat un taureau d’Hispanie à cheval, elle s’appelle Jules César. Elle a 270 ans et a le visage magnifique du coup de pinceau de Goya. Elle a 127 ans et le visage enfantin du roi des toréros, qui, pour prouver son courage, s’attachait les pieds en combattant les taureaux de don Juan Miura1, elle s’appelle Joselito2. Elle a 75 ans et le visage d’une nation espagnole en pleurs face à la famine de la guerre civile et la mort de son idole Manolete. Elle a 70 ans et le visage du cinéaste qui sera apprenti toréro, elle s’appelle Orson Welles. Elle a connu tous les courants artistiques: le classique, le romantique, le moderne, le rock’n roll du Cordobés3, le postmodernisme actuel, et bien sûr, des courants artistiques qui lui sont propres, à elle et au flamenco. À pied comme à cheval, du pinceau de Picasso à la plume de Baudelaire et de Hemingway, en passant par l’opéra de Bizet et les noms des modèles de Lamborghini et son blason, elle a inspiré et accompagné l’histoire des plus grands artistes, et toujours aujourd’hui jusque dans les mangas japonais, à presque 11 000 kilomètres de l’Espagne.
La corrida est un art qui a environ 300 ans. Elle découle de la «tauromachie» (ndlr. du grec tauros: «taureau» et makheia: «combat») qui existe depuis toujours et a pris bien des formes différentes dans l’histoire, comme les combats de reines en Valais ou le rodéo américain, qui sont eux aussi des «combats de taureaux»! Au fond, la tauromachie désigne la fascination qu’a l’Homme depuis le début de l’histoire pour le bovin sauvage et sa force. La corrida ou plutôt «le toreo» – l’art de toréer – est la plus sophistiquée. Je le définirais comme ceci: c’est un art tragique, d’improvisation soliste, où le toréro se sert des charges d’attaque du taureau pour danser – et José Bergamín aurait ajouté: «Pour créer de la musique pour les yeux.»
Picasso disait: «Après tout, les arts ne font qu’un. On peut écrire une peinture en mots, tout comme on peut peindre des sensations dans un poème.» Il en va de même pour le toréro qui sculpte son œuvre dans le sable des arènes. La finalité de l’art étant la recherche du beau – n’en déplaise aux «artistes» post-modernes – laissez-moi vous expliquer les principales dimensions esthétiques que le public vient contempler dans les arènes.
La première nous vient d’Aristote: «Il convient d’être courageux, non par nécessité, mais parce que cela est beau.»4 Le toréro est avant tout admirable par sa dimension éthique: il ne bougera pas devant le danger de la mort, seule la soie de sa cape ou la flanelle de sa muleta feront dévier la charge de son adversaire, tandis que ses pieds resteront immobiles.
La deuxième dimension esthétique du toreo est le taureau, que les toréros appellent «le seigneur taureau». Bien sûr c’est d’abord un animal majestueux, mais c’est aussi sa «nature» qui est belle. Il est beau, car il attaque tout ce qui est mouvement sur son territoire, en gardant la tête basse et jusqu’à sa dernière goutte de sang. On dit souvent d’ailleurs que les premiers artistes de la corrida sont les éleveurs, qui ont sélectionné génétiquement ces animaux depuis des siècles dans les immenses plaines remplies d’herbe autour de Séville.
Enfin, la dernière dimension de l’esthétique du toreo est l’harmonie du combat qui résulte de la rencontre des deux. Il est certain que, dans les arts d’improvisation, la grâce n’est pas toujours au rendez-vous. Il y a souvent des choses habituelles, attendues, lassantes ou au contraire brouillonnes et désordonnées, mais il arrive alors parfois que soudain cet équilibre se rompe et que le chaos devienne harmonie et transcende tout ce qui était alors imaginable… et que le taureau et l’homme ne semblent faire plus qu’un. Les Espagnols ont personnifié cette émotion en l’appelant le duende.
Le duende c’est la transe artistique, ainsi que la charge émotive qu’elle transporte. C’est le moment où l’artiste s’oublie lui-même pour faire parler quelque chose en lui qui le dépasse. C’est ce moment de grâce où le chanteur de flamenco ou le toréro prennent tous les risques pour transcender les limites de leur art et semblent arrêter le temps. C’est cette même émotion que l’on peut ressentir lorsque l’on verse des larmes devant le Christ de saint Jean de la Croix de Dalí ou pendant le Dies Irae du Requiem de Mozart.
Je finirai en disant simplement que c’est un art qui est très pratiqué dans le monde: au Pérou, au Venezuela, au Mexique, en Equateur, en France, au Portugal et en Espagne. Et qui gagne à être connu, puisque la grande star du moment, Andrés Roca Rey, fait couler beaucoup d’encre. Pour donner un ordre d’idée – Saint-Exupéry disait que les grandes personnes ont besoin de chiffres pour avoir l’impression de connaître – les plus grands toréros peuvent faire une centaine de corridas par an et sont payés environ cent à deux cent mille euros pour chacune d’entre elles. Ça n’est pas une «pratique aux portes de la mort», c’est un art qui redevient actuel! Peut-être parce qu’il est aux antipodes de la société désincarnée et déracinée?
Notes:
1 Grand élevage de taureaux de combat qui sont réputés être ceux qui ont tué le plus de toréros de l’histoire.
2 Le toréro qui a inventé la corrida moderne et dont le toréo fait toujours référence aujourd’hui. Sa popularité était telle qu’il y a eu deux jours de deuil national lorsqu’il est mort (à 25 ans).
3 Célèbre toréro cordouan des années 1960 dont la vie est contée dans le très bon livre de Dominique Lapierre et Larry Collins: … ou tu porteras mon deuil.
4 Ethique à Nicomaque.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Signez le référendum contre la loi sur l'énergie – Editorial, Félicien Monnier
- La technologie aux dépens du stratège – Edouard Hediger
- Difficiles relations Canton – communes – Rédaction
- A la suite d’une discussion sur le bien commun – Olivier Delacrétaz
- Ismaël et Isaac – Jacques Perrin
- Prophétique Lausanne-Cités – Yves Gerhard
- Le président devrait toujours parler ainsi – Jean-Blaise Rochat
- La laïcité fait de nouveau des vagues au bout du lac – Benoît de Mestral
- Les bobos industriels, pionniers d’une industrie sans bobo – Le Coin du Ronchon