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Disparition d’un mécène au vaste rayonnement

Yves Guignard
La Nation n° 2242 15 décembre 2023

On a enterré Léonard Gianadda jeudi 7 décembre. Un cancer des os le rongeait depuis quelques mois. Il avait eu le privilège rare de pouvoir faire une tournée d’adieu, y compris sur les plateaux de télévision. Il y a fait le bilan de sa vie, très élégamment, racontant combien il était reconnaissant des succès qu’il a eus. Dernièrement, il allait encore à l’opéra plusieurs fois par semaine et aux expositions, profitant de chaque morceau de culture, comme si c’était le dernier. Nombreux sont ceux qui l’ont vu se transformer physiquement. Personnellement, l’auteur de ces lignes a eu la chance, à travers l’Association des Amis de Marius Borgeaud, de le voir à deux reprises cette année. A l’assemblée générale de notre association en mai, il a accepté d’être notre orateur. Il a narré ses souvenirs, tirant des pépites d’un livre en chantier, une sorte d’abécédaire, mais chiffré qu’il comptait publier en 2024. Espérons qu’il aura eu le temps de le terminer. Au moment de raconter qu’il s’était fait voler des souliers étant enfant et qu’on avait retrouvé l’auteur du larcin le forçant à restituer et s’excuser, il a eu un sanglot et s’excusait lui, métaphoriquement et rétrospectivement, auprès du nécessiteux. Ce géant avait un cœur énorme et une sensibilité qui était sur la fin sans fard, sans inutile barrière. L’heure n’était plus à la coquetterie. En octobre, il était au vernissage de l’exposition Marius Borgeaud actuellement visible à Aigle, à l’espace Graffenried. Il fut frappé par un tableau dont le cartel était un des rares qui nommait le propriétaire privé. Ils avaient un ami commun. Gianadda lui fit savoir qu’il désirait acheter ce tableau et l’affaire fut conclue. Ainsi, à moins qu’il ait été pris d’une frénésie acheteuse au mois de novembre, il y a fort à parier que la dernière acquisition de Gianadda fut un Borgeaud, ce Vaudois à qui il avait consacré une exposition dans sa Fondation en 2001. Comment y était-il venu? Hasard, rencontres, coup de cœur. Et l’homme était fidèle en amitié.

Léonard Gianadda s’était formé à l’EPFL, a couru le monde comme photoreporter, s’est enrichi dans l’immobilier, puis a passé le reste de sa vie à faire profiter le plus grand nombre de sa réussite. Les milieux de la culture pleurent un grand soutien des causes les plus diverses. Le canton de Vaud lui doit autant que les musées parisiens ou russes.

Rappelons quelques anecdotes: quand il perd son frère Pierre dans un accident d’avion en 1976, il crée sur les ruines d’un temple antique, pour abriter sa fondation, un bâtiment destiné à des expositions et des concerts. Cela aurait pu rester la chose la plus anecdotique du monde, sans compter que l’architecture, toute géométrique et en béton, est plutôt ingrate. Il fait une première exposition d’ailleurs qui lui vaut l’opprobre public. Il avait mandaté un marchand, Léopold Rey, pour faire une expo de chefs-d’œuvre de la peinture. Le résultat est catastrophique et plein de faux grossiers. Celui qui dénonce cela le plus fort dans la presse est le critique lausannois André Kuenzi. Gianadda aurait pu mettre la clé sous la porte ou s’entêter dans les collaborations douteuses et tant pis pour la mauvaise presse; au lieu de cela, il va rencontrer Kuenzi et lui dit: «Si vous savez tellement mieux que les autres ce qu’est la grande peinture, faites-moi une expo!» Et les grands succès de la Fondation Gianadda ont démarré ainsi.

Un jour, ayant appris que les décors du théâtre juif par Chagall moisissaient dans un dépôt à Moscou, il a payé leur restauration. Dès lors, il avait des amitiés dans tout le monde culturel russe et il a été le premier en Europe à montrer les chefs-d’œuvre, notamment occidentaux, de leurs musées, à maintes reprises. Comment y est-il parvenu? Au détour d’une conversation avec une sommité culturelle russe, cette dernière lui confesse envier sa programmation de concerts classiques, certaines vedettes, dont la mezzo Cecilia Bartoli, ne s’étant jamais produites en Russie. Il n’en a pas fallu davantage à Gianadda pour faire l’intermédiaire et obtenir ainsi une nouvelle exposition de prestige. Et ainsi de suite… Nous en conclurons que la clé de la réussite culturelle de Gianadda – dont l’acmé fut sa nomination à l’Académie française des Beaux-Arts en 2003 – n’a pas été tant l’argent, que le génie des gens. Il va nous manquer.

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