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Occident express 118

David Laufer
La Nation n° 2243 29 décembre 2023

Tous les cinq ans, je dois renouveler mon titre de séjour. Et je redoute ce golgotha de la paperasserie une bonne année à l’avance. Depuis 2018, je bénéficie d’une carte d’identité serbe, c’est-à-dire un cran au-dessous de la citoyenneté. Je peux désormais l’acquérir si j’en fais la demande. Ce que m’a fortement déconseillé une officière de police: «Vous avez un passeport suisse, et vous cherchez à obtenir un passeport serbe? Vous voulez rire?» Il m’est difficile de dire à quel point je suis séduit par cette conscience, chez la majorité des Serbes, de leur propre insignifiance géopolitique, et combien j’en regrette l’absence chez mes compatriotes. Titre de séjour permanent ou pas, je dois malgré tout le renouveler. Ce qui signifie que je dois me plier à une sorte de ballet pluri-hebdomadaire de tampons et de signatures et de requêtes diverses, face à des cerbères irritables et omnipotents. Alors cette année, par pure couardise, j’ai demandé à une avocate de se charger de cette phase. Elle m’a appelé deux semaines plus tard pour me convier, avec elle, à un entretien de renouvellement. L’adresse n’était plus la même. En pénétrant dans les locaux, je n’ai rien reconnu. Tout était moderne, efficace et harmonieux. Mon rendez-vous s’est déroulé rapidement, l’officière était polie et diligente, tout était numérisé, personne ne criait ou ne fumait, mon fauteuil était confortable. Dans quelques jours, j’obtiendrai mon permis biométrique, avec le sourire. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire part de ma surprise et de raconter à mon auditoire amusé mes souvenirs de 2001. A cette époque, il fallait se présenter au guichet d’un immeuble délabré. Ce guichet était si bas qu’il fallait se plier en deux pour parler à l’officière, qui s’adressait à moi comme si je venais de renverser mon assiette de spaghettis sur sa robe. Et ce guichet se trouvait dans le hall d’entrée, si bien que la file d’attente commençait dehors, dans le froid ou sous le soleil. Il fallait attendre pendant des heures et revenir très souvent. On se faisait crier dessus dans une langue inconnue. Tout puait la cigarette et le café froid, tout semblait couvert de crasse et de poussière. Et les flics bedonnants qui vous toisaient à l’entrée vous donnaient l’impression qu’ils allaient vous coffrer pour un sourire de travers. Deux décennies plus tard, il n’est pas surprenant que les choses, enfin, aient changé. C’est la radicalité de ce changement qui, pour utiliser une expression qui n’a pas son pareil, m’a déçu en bien. Et puis j’y lis peut-être un peu des raisons de mon attachement premier à la Serbie. Car au fond de moi, tout en flageolant des genoux dans ce commissariat, j’y satisfaisais aussi un romantisme épris de rues décrépites et charbonneuses, de nids-de-poule, de bières tièdes et d’ataviques malédictions. Aujourd’hui, à cinquante ans passés, je suis soulagé de m’asseoir dans un fauteuil tout neuf, de me faire traiter avec déférence, d’employer un avocat et de rouler sur un asphalte irréprochable. La Serbie semble vouloir toujours s’adapter à moi. C’est de la pure gentillesse de sa part.

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