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Les mesures de M. Attal

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2246 9 février 2024

Le premier ministre français affirme avoir reçu «cinq sur cinq» le message des paysans. Il a décidé de placer l’agriculture «au-dessus de tout» et multiplie les mesures tous azimuts pour mettre en œuvre cette «priorité des priorités». Les premières sont financières et internes à la France: 150 millions d’euros en aides fiscales et sociales; une révision de la loi sur les retraites; une hausse des seuils d’exonération en matière de succession paysanne. C’est toujours bon à prendre, mais ne modifie pas fondamentalement la politique agricole actuelle.

D’autres mesures visent à clarifier et simplifier les normes: généralisation, au niveau européen, de l’étiquetage de l’origine des produits; définition européenne plus précise des «viandes de synthèse»; assouplissement des règles européennes concernant la jachère; soutien à la production «bio»; report du «plan Ecophyto» qui réduit progressivement le recours aux produits phytopharmaceutiques, en particulier le glyphosate. Il y a là à prendre et à laisser. Mais de toute façon, ces mesures devront être approuvées en haut lieu bruxellois, comme l’a rappelé la Commission européenne.

Dans la même perspective, M. Attal veut en finir avec la surinterprétation, propre à l’administration française, des normes européennes. Cette «débureaucratisation» serait certes une bonne chose, malheureusement c’est la rengaine, inefficace, de tous les gouvernements français depuis toujours. L’administration y résiste de toutes les métastases bureaucratiques qu’elle a disséminées dans les moindres recoins du territoire.

L’idée est aussi d’interdire les importations des fruits et des légumes traités avec des pesticides interdits aux paysans français. C’est un aspect particulier de cette clause de réciprocité qu’on appelle la «clause miroir», celle qu’a ignorée le Conseil fédéral quand il a signé unilatéralement l’accord du «Cassis de Dijon».

Pour lutter contre une autre concurrence déloyale, celle de la volaille et des céréales ukrainiennes, que la Commission européenne a libérées des droits de douane, M. Attal prévoit d’invoquer la clause de sauvegarde prévue par la législation européenne. Là encore, qu’en dira Bruxelles?

Le premier ministre annonce encore vouloir «assurer un respect absolu des lois Egalim», adoptées sous la présidence de M. Macron. La première vise le «juste prix» par une meilleure intégration des coûts de la production agricole dans la fixation des prix payés aux agriculteurs. La deuxième équilibre les relations commerciales entre les producteurs et les distributeurs en interdisant de négocier sur la «matière première agricole» (lait, viande, etc.) dans le but d’abaisser le prix de vente au consommateur. La troisième loi Egalim étend et renforce la deuxième, notamment en contraignant les géants de la restauration collective (cantines scolaires, d’hôpitaux, d’entreprises, de prisons, etc.) à utiliser au moins 50% de produits locaux (circuit court) et 20% de produits bio. L’application de ces lois, contournées de diverses façons, est difficile à contrôler. C’est bien de faire respecter les lois, si on le peut. De la part d’un Etat n’est-ce pas la moindre des choses? On ne peut guère parler de «mesures» en l’occurrence.

Une mesure anti-bobos extrêmement bienvenue prévoit une révision à la baisse des possibilités de porter plainte contre les «troubles du voisinage», en d’autres termes contre les «nuisances» agricoles collatérales, odeurs de fumier et de biomasse, bruits de machines dès potron-minet, poussière de terre sèche, fumée de tracteurs, chants de coq et sonneries de cloches.

M. Attal, à la suite du président Macron, proclame encore son refus catégorique de ratifier le traité de libre-échange que l’Union européenne a signé il y a cinq ans avec le «Mercosur», soit l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. D’autres Etats y sont aussi opposés, pour des motifs tant écologiques qu’économiques. La ratification devant être unanime, le Mercosur attendra encore quelques années. Inutile de dire que ces refus contrarient frontalement l’économisme libéral de l’Union européenne.

Enfin, le «Projet de loi d’orientation agricole» comprendra un objectif de «souveraineté alimentaire». C’est curieux: alors que la souveraineté générale est la caractéristique première d’un Etat, on a pris l’habitude de la saucissonner, en prônant, en fonction des situations de crise, une souveraineté militaire, ou sanitaire, ou environnementale, ou scolaire, etc.

Les paysans français sont en train de rentrer à la maison. Les grands syndicats agricoles annoncent qu’ils seront vigilants. Là encore, c’est la moindre des choses, mais ce n’est pas grand-chose. Le fait est qu’ils ne pourront pas remettre une telle opération sur pied avant plusieurs années. Si les jacqueries ratent toujours, c’est parce que le bétail et les cultures n’attendent pas. Le paysan ne peut faire la grève et entend chaque jour plus fort l’appel de son domaine qui a besoin de lui. D’ailleurs, une révolution qui ne vise pas le pouvoir ne peut qu’avorter.

M. Attal le sait parfaitement. On peut craindre que la malice des temps et les caprices du Président ne le contraignent, au fil des mois, à mettre en avant d’autres «priorités des priorités», d’autres «urgences absolues», l’immigration, par exemple, l’école, la politique sanitaire, la sécurité et la lutte contre le terorisme, le système carcéral, le chômage, la sécheresse, les inondations, etc.

Ce qui frappe, c’est la lourde omniprésence de l’Europe dans les discours, les lois et les structures de décision. Une bonne partie des mesures agricoles proposées par M. Attal devront être discutées à Bruxelles. C’est le résultat logique et inéluctable de la reconnaissance par les Etats membres, en 1964 déjà, de la primauté du droit de l’Union sur les droits nationaux.

Il faut en être conscient, la souveraineté est désormais considérée par les politiciens – y compris par des politiciens suisses – comme une notion européenne. Le 1er février de cette année, M. Attal a déclaré: «L’Europe doit être facteur de protection et de souveraineté.» Autrement dit, la souveraineté des Etats membres découle de la souveraineté européenne. On comprend mieux la timidité de cette «souveraineté alimentaire» française – en fait une simple autosuffisance –, inscrite dans la loi: «Mme von der Leyen, autoriseriez-vous la France, par dérogation exceptionnelle et rapportable, à être souveraine en matière de poulets ukrainiens? …»

Les problèmes qui affectent toutes les politiques agricoles européennes sont les mêmes. Ils tiennent au statut même du paysan, lequel est ce qu’il y a de plus étranger à la pensée de l’Union européenne… que plus d’un Suisse partage.

Le paysan est l’homme de l’enracinement; l’Union prône l’économie hors-sol du marché. Le paysan est l’homme des frontières, celles de son domaine et celles de son pays; l’Union tend à supprimer les frontières et pousse à la migration en masse des forces de travail. Le paysan non seulement entretient le territoire et nourrit la population du pays, mais encore incarne la catégorie socio-professionnelle qui relie vitalement la communauté politique à sa terre. Pour l’Union, l’agriculture n’est qu’une activité économique comme une autre, peu rentable, plutôt encombrante, et dont l’Europe, au fond, pourrait se passer.

Et l’Union ne cesse de renforcer son anarchique et despotique appareil réglementaire. Il viendra un moment où les gouvernements européens devront choisir entre une inversion drastique de cette évolution et la fin des agricultures nationales.

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