Dominique d’Eugène Fromentin
Dominique est l’unique roman de Fromentin. Poète à ses débuts, voyageur et critique d’art, il était avant tout peintre. Dans ce roman, le contemporain de Flaubert se peint lui-même sous les traits de Dominique.
C’est l’histoire d’un homme qui considère sa vie comme un échec. Il aurait voulu épouser Madeleine, la cousine de son meilleur ami de jeunesse; elle en épouse un autre. Il aurait aimé devenir poète; la publication de son recueil de poésie aboutit sur un non-lieu. «J’ai tiré de ma vie, qui ne pouvait rien donner de ce qu’on espérait d’elle, le seul acte de modestie, de prudence et de raison», dit-il au début du roman.
Nous sommes dans un récit d’introspection. C’est l’histoire d’un amour malheureux. La littérature du XIXe siècle nous en offre une multitude. Les écrivains s’en nourrissent, car le malheur est inépuisable, tandis que le bonheur dans son ennui délicieux ne donne pas assez de matière. Toujours est-il que, pour se démarquer, il est bon de créer des situations qui n’avaient pas encore été exprimées, de montrer quelque chose d’une façon qui n’a jamais été faite.
La première singularité de ce roman tient à ce que Dominique, personnage solitaire, taciturne et rêveur, qui passe la plupart du temps à vaguer à travers la campagne, aime Madeleine sans le lui avouer. Et quand il apprend qu’elle en épousera un autre, le jeune homme timide ne cherche pas non plus à l’en empêcher. Plus tard, établie à Paris avec son mari, Madeleine lui offre son amitié. Ils se voient régulièrement. Elle veut qu’il soit heureux, mais lui, forçant sa timidité, lui fait un aveu déplacé, trop tardif. Elle lui oppose une certaine retenue et une fermeté au fond assez peu résolue; il est jaloux et se sent humilié. Malgré cela, elle continue de lui témoigner son amitié. Et elle finit par lui avouer qu’elle l’aime aussi, ce qui rend sa désillusion encore plus amère. Découragé par l’échec de sa vie sentimentale, il rentre à la maison et ne quittera plus jamais le village de son enfance.
La deuxième singularité de Dominique réside dans sa structure narrative. Le récit principal est un long retour en arrière raconté à la première personne du singulier: c’est l’histoire des faillites sentimentales et des piétinements amoureux que narre Dominique, de ses déceptions, de ses ressentiments, de son mal de vivre.
L’histoire de sa vie, il l’aurait gardée pour lui-même à tout jamais, s’il n’avait pas rencontré au hasard, sur les chemins de la chasse, un éditeur de Paris. Sans cette rencontre, le livre n’existerait pas. C’est en effet grâce à elle et à l’amitié qu’elle fait naître entre les deux hommes que Dominique lui raconte sa vie. Cet éditeur, le narrateur du récit qui encadre celui de Dominique, rencontre celui-ci vers la fin de sa vie et lui rend visite sur sa propriété, le château des Trembles, où il s’était retiré. Première preuve de son amitié: il lui montre les poèmes de sa jeunesse. Puis un soir, il reçoit une lettre d’adieu de la part de son ami Olivier, cousin de Madeleine, qui connaît toute sa vie, et qui a subi un accident de route. Ému et attristé, Dominique se met à lui confier son histoire, comme on ouvre le coffre du trésor caché des larmes et des hontes. C’est le début du récit principal, celui de Dominique.
Quand celui à qui «le monde fait peur comme un ennemi» revient de Paris pour retrouver le lieu de son enfance, la campagne, qu’au fond, il n’a jamais eu le désir de quitter, il renonce à une carrière, à la vie mondaine, aux salons, à la reconnaissance. Il finit par oublier Madeleine pour qui il nourrissait un culte d’adoration. Or on ne peut dire que les regrets et l’amertume de ce renoncement le brisèrent, que son existence fut celle d’un marginal malheureux. Père de famille, maire de sa commune, et propriétaire d’une grande ferme qu’il exploite, il est reconnu et apprécié par les gens de son village. A la fin, il retrouve dans son renoncement, la simplicité et une forme de bonheur.
L’histoire de Dominique se situe d’abord dans l’arrière-pays de La Rochelle, à la campagne, sur la côte atlantique, où Fromentin a passé toute sa jeunesse, puis dans la petite ville d’Ormesson, lieu fictif qui désigne en fait La Rochelle que Dominique décrit de manière suivante: «Une très petite ville, dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne menant nulle part, ne servant à rien»; et enfin à Paris.
Fils de médecin aliéniste, Fromentin grandit dans une grande maison familiale à Saint-Maurice, village appelé Villeneuve dans le roman, localité imaginaire donc, là-aussi, transformée à partir du village réel de son enfance. Ce procédé romanesque permet à l’auteur de s’affranchir des contraintes liées aux lieux réels et de conformer les descriptions à la vie intérieure de son personnage.
Dominique est dans la lignée des grands romans autobiographiques. L’expérience de l’auteur, l’écriture ne cesse de recomposer le vécu et d’en modeler la substance. Les lieux, les paysages, les êtres rencontrés et les relations sont transposés. Les souvenirs sont presque entièrement refondus par l’imagination dans l’évocation romanesque.
Le grand art, c’est donner à voir sans rien expliquer. Fromentin le réussit à merveille.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La CEDH et la négation du politique – Editorial, Félicien Monnier
- La CEDH et le droit de référendum – Félicien Monnier
- De la validité des initiatives populaires, plus particulièrement en matière fiscale – Jean-Hugues Busslinger
- Des mots délayés – Olivier Delacrétaz
- Perte de maîtrise – Cédric Cossy
- Enfermement démocratique – Jacques Perrin
- La nécessaire pesée des intérêts – Jean-François Cavin
- On peut toujours rêver – Le Coin du Ronchon