Occident express 128
Nous sommes six, accoudés autour d'une belle table ronde, dans un petit pub exquis de la côte du Devon. Toit de chaume, petites fenêtres en verre soufflé, plancher de chêne usé par les ans, c'est un décor de cinéma. Parmi les convives, deux majors de sa majesté à la retraite, auxquels ne manquent que les jodhpurs, la pipe et les moustaches, nous racontent leurs souvenirs. Ils protestent lorsque nous insistons, nous assurent que tout cela est du passé, que ça n'a aucun intérêt. Mais nous en voulons toujours plus et commandons moult pintes pour huiler nos conteurs. Les deux ont «fait» les Malouines en 1982, cette guerre brève et sanglante dont le but était de conserver pour la couronne un morceau de terre ingrate au milieu de l'Atlantique – et de cimenter, avec un succès total, l'opinion publique autour d'une Margaret Thatcher alors chancelante. Entendre un officier européen vous raconter une vraie guerre à laquelle il a pris part, parler avec les mains des combats de rue où il a risqué sa vie, voilà fort heureusement des choses que l'on n'entend presque plus dans les dîners sur notre cher vieux continent. L'un d'eux apprend que je vis à Belgrade. Oh, dit-il, je connais bien la région. Le ton de sa voix a un peu changé, il est plus circonspect et je dois me pencher pour l'entendre. En quelques phrases il me fait comprendre qu'il connaît effectivement l'ex-Yougoslavie, et peut-être même mieux que moi. Il a vécu et travaillé à Banja Luka, à Gorazde, à Pristina, à Kosovska Mitrovica, à Knin, bref, partout ou presque où l'on s'est entretué durant les guerres qui ont provoqué le démembrement de la Yougoslavie. Impressionné par cette expérience et attentif à ne rien dire qui puisse être interprété de travers, je hoche le chef et me limite à des commentaires monosyllabiques. Il est manifeste, à son expression, que ces guerres balkaniques l'ont profondément marqué, peut-être même plus que les Malouines. Baissant les yeux, il conclut: «Mon expérience est celle d'un officier, c'est un point de vue très restreint. Mais ce que j'ai vu des Serbes et de leur armée, enfin, mon opinion des Serbes est…» et il laisse sa phrase en suspens, secouant la tête de dépit. Il n'a pas besoin d'en dire plus, j'ai tout compris. Ce n'est pas la première fois que j'entends de tels propos de la part de ceux qui ont pu observer ces conflits aux premières loges. Les Serbes ne comprennent pas bien ces réactions car ces guerres ont eu lieu essentiellement en Bosnie, en Croatie et au Kosovo. S'ils admettaient ouvertement – car ils le savent – que leur armée, et plus souvent encore leurs forces de police, se sont souvent comportées dans ces conflits avec barbarie, alors peut-être cesseraient-ils de se comporter en victimes et pourraient-ils entamer un authentique et nécessaire travail de mémoire. En attendant ils se bercent de l'illusion dangereuse que le monde entier a juré leur perte et qu'ils n'ont rien fait de mal pour préserver leur intégrité nationale – dont on ne sait jamais vraiment si elle est strictement serbe ou si elle inclut la Yougoslavie. Nous avons terminé notre repas et sommes sortis dans la nuit noire. Un redoutable vent d'est, annonciateur de tempête, ébouriffait les hautes haies de genévriers et a coupé court aux politesses d'usage, nous forçant à trouver refuge au plus vite dans nos voitures.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Quelques acteurs de la démocratie directe – Editorial, Félicien Monnier
- L’histoire selon Bainville – Benjamin Ansermet
- Le soleil noir de Bernanos – Lars Klawonn
- De mystérieux tirs – Benjamin Ansermet
- La signature – Olivier Delacrétaz
- Les lunettes de Bourdieu – Quentin Monnerat
- Coupes indispensables – Jean-François Cavin
- La pire des pyramides – Le Coin du Ronchon