Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le soleil noir de Bernanos

Lars Klawonn
La Nation n° 2262 20 septembre 2024

Celui dont la tendre et sagace charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient vides à jamais, entreprit d’arracher de lui-même cette espérance.

 

L’écriture de Georges Bernanos est un lieu de tension permanente. C’est une écriture hallucinée, au plus près de l’émotion naissante, c’est-à-dire à l’état brut. C’est dire que l’on est à l’opposé des romans d’analyse. Ici point d’abstractions, tout s’incarne, l’amour et la haine, la lumière et les ténèbres, l’espoir et le désespoir.

Sous le soleil de Satan est le premier roman de Bernanos. Il raconte l’histoire de l’abbé Donissan, de ses débuts de jeune prêtre jusqu’à la fin de sa vie. Plus précisément, c’est l’histoire d’un futur saint dont les similitudes avec le saint curé d’Ars ne sont pas fortuites. Fils de paysan comme lui, et sans aucune instruction, il possède le don de lire dans les âmes. On l’appelle le saint de Lumbres, du nom de sa paroisse qui de son vivant devient un lieu de pèlerinage, comme c’était le cas du curé d’Ars. D’ailleurs, le nom de Lumbres, un village réel du Pas-de-Calais, n’est pas non plus le choix du hasard. Il est retenu pour ses ressources sémantiques et expressives. Ce nom est une sorte d’assemblage entre lumière et ombre et marque le roman tout entier. Par sa prononciation presque homonyme avec humble, on peut aussi le lire comme l’épithète du héros.

L’histoire d’un saint, donc. Trapu et robuste, l’abbé Donissan est un homme humble qui veut faire le bien, mais il a le sentiment de l’impuissance face au mal. Constamment à la recherche de Dieu, il ne semble pourtant pas qu’il le trouve véritablement. Cela ne l’empêche pas de faire usage du don de la consolation qu’il a reçu. Toute sa vie, il consolait et n’était jamais consolé. Ces personnages qui ne trouvent jamais la paix tout en la donnant aux autres dans un sublime acte de sacrifice, c’est là un des grands thèmes de l’œuvre de Bernanos.

La forme du roman est originale, surprenante, éclatée, alternant les points de vue de plusieurs personnages. C’est un style moderne, pas du tout classique. Les dialogues y jouent un rôle clé. Bernanos est un génie du dialogue romanesque inventif et varié. Elément constitutif du roman, il structure presque entièrement la répartition des chapitres. Chez lui, la tension vient du dialogue et la vision du monologue. Par exemple, le personnage principal est introduit dans le récit par le biais de deux ecclésiastiques qui ne sont pas d’accord sur les qualités du jeune prêtre. L’un d’eux craint qu’il ne soit pas à la hauteur de la tâche. L’est-il? Ne l’est-il pas? Mystère.

Le jeune prêtre, quant à lui, pense que le ministère paroissial est au-dessus de ses forces. C’est un homme bon, honnête, obéissant et travailleur, mais profondément angoissé. Auprès de son supérieur bienveillant, il s’obstine dans ses scrupules, dit de lui qu’il est un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer et médiocre. Il préfère les travaux manuels aux sermons. Faisant peu de cas de sa personne, il jeûne, s’adonne aux longues marches harassantes et aux mortifications. A l’intérieur de lui-même, c’est le désordre, c’est un feu qui brûle, c’est une folie sublime dont on ne sait pas si elle est le fruit de son obéissance ou de son désespoir.

A plusieurs reprises, au cours d’une seule et longue nuit, il est tenté par Satan qui lui apparaît sous différentes formes humaines. L’abbé lui fait face, à l’image du Christ dans le désert. Il sent que la force ne vient pas de lui, mais de Dieu. A l’aube de cette même nuit, il rencontre Mouchette, une fille de seize ans enceinte. Son histoire est racontée dans le prologue du roman où elle tue son amant, un châtelain, avant de s’enfuir. Il lit dans son âme; il sait tout d’elle sans qu’elle lui parle. Ce qu’il éprouve est une immense pitié pour sa douleur sans espérance. Peut-il la sauver? Il y croit un moment avant de comprendre. Satan lui apparaît à nouveau sous la figure de Mouchette qui «se sentait entraînée malgré sa volonté et sa raison, c’était cette horreur même qui vivait et pensait pour elle.»

Après cela, le roman fait un saut de quarante ans. L’abbé Donissan est le curé de Lumbres. Le vieil homme «n’a plus rien à défendre; il a tout donné; il est vide». Il est déjà considéré comme saint par les gens des villages. Quand on l’appelle au chevet d’un petit garçon moribond pour le guérir par un miracle, il échoue dans cette mission.

Lumbres est devenu un lieu de pèlerinage, mais le saint ne trouve pas la paix. Il a des pensées de plus en plus noires. «Satan le tire plus bas…» Toute sa vie de consécration aux autres était une lutte interminable contre le mal, dont il sentait la présence constante.

Pour le monde, l’abbé Donissan est devenu un homme de Dieu, connu et apprécié. Or cette vue publique et extérieure contraste violemment avec l’homme intérieur. Cette distorsion, secrètement à l’œuvre dès le début du roman, éclate au grand jour dans sa dernière partie, dans laquelle le saint disparaît littéralement entre les pages, pour réapparaître tout à la fin et de manière totalement surprenante.

Le ton du roman change à partir de l’introduction du personnage d’Antoine Saint-Marin, «un vieux avec la Légion d’honneur», écrivain et membre de l’Académie française. Sa verve polémique permet à Bernanos de démasquer le monde moderne: Saint-Marin est un homme blasé, plein de vices et jongleur de mots, qui ne croit plus en rien et se comporte en touriste averti. Il est l’homme moderne pour lequel un personnage comme l’abbé Donissan n’est qu’un animal qu’on expose dans les zoos, un simple objet de curiosité.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*



 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: