Les lunettes de Bourdieu
Vu que je suis un étudiant en sciences sociales et politiques à Lausanne, on me demande régulièrement à quel point l’enseignement est orienté dans cette faculté. On constate aisément l’orientation politique de l’Université par les enjeux auxquels la Direction décide de donner la priorité, les pouvoirs de contrôle dont se dote le Bureau de l’égalité sur l’administration, etc. Mais pour ce qui est de l’enseignement et de sa matière, le problème est plus ambigu. On ne verra jamais, ou rarement, un professeur inciter explicitement à porter une opinion particulière sur le monde social, à prioriser une lutte politique par rapport aux autres. Et quand cela arrive, l’esprit critique d’un étudiant devrait être capable de faire la distinction entre la matière d’étude issue d’une constitution rigoureuse du savoir et les opinions du professeur qui n’engagent que lui-même.
Mais il y a bien une couleur politique qui est implicitement donnée à l’enseignement, une certaine vision sociale du monde qui est transmise, non par un discours normatif, mais par le choix des auteurs et des théories exposées en cours. Ces auteurs et leurs théories sont objectivement, scientifiquement et politiquement neutres en eux-mêmes, mais c’est le fait de se concentrer sur eux uniquement qui dénote une évidente orientation. Pour prendre le cas de Bourdieu et de ses successeurs qui constituent une part importante du programme, leurs œuvres étudient la société sous l’angle des rapports de domination qui découlent des structures sociales, les hiérarchies ainsi créées et leurs mécanismes de reproduction. Les analyses de Bourdieu ne sont pas biaisées ou altérées par ses opinions politiques, mais il observe la société sous un seul prisme. Il ne l’étudie qu’au regard de la domination engendrée par les structures sociales: c’est une incitation implicite à déconstruire ces structures, à adopter une position politique.
L’angle d’analyse de Bourdieu qui met au centre de son analyse la domination, bien que neutre scientifiquement, est donc une sociologie qui incite inévitablement au militantisme. Militantisme d’autant plus arrogant qu’il est soutenu par un corpus scientifique le confortant dans l’idée que son action ne résulte pas d’une opinion, mais d’une réalité scientifique indiscutable. Etudier Bourdieu ne pose pas de problème, mais n’étudier que Bourdieu biaise l’image qu’on se fait de la société et invite à embrasser les luttes contre les dominations de tout type ainsi qu’à vouloir déconstruire les structures sociales qui en sont l’origine. La déconstruction perd alors son sens méthodologique qui serait équivalent à «dissection», dans le but de comprendre ces structures, pour aller vers un sens militant synonyme de «destructions» des structures sources de domination, par l’éducation, la cancel culture, etc.
D’autres angles d’étude pourraient être abordés: les rapports sociaux ne se réduisent pas uniquement à des rapports entre dominants et dominés. L’évolution d’une société ne résulte pas uniquement de ces rapports, mais aussi de son histoire, de sa géographie ou de l’efficience de son organisation, etc. D’autres courants de la sociologie étudient leur objet avec un regard différent. C’est par exemple le cas de la sociologie fonctionnaliste, de l’anthropologue Malinowski. Ses modèles portent une vision beaucoup plus organique sur la société; les faits sociaux et les différents constituants de la société sont analysés sous l’angle de la fonction qu’ils remplissent pour l’ensemble, et sont reliés par une interdépendance qui maintient un ordre malgré les luttes et conflits internes à la société. Alors que Bourdieu se demande comment les rapports de dominations se reproduisent au sein des structures sociales, les sociologues fonctionnalistes se demandent quel est le rôle, l’utilité de chacune d’elle pour le bon fonctionnement de la société dans son ensemble.
Le fonctionnalisme n’est qu’un courant de la sociologie parmi d’autres, nombreux, qui abordent tous le monde social avec un autre regard. Alors que certains courants tentent d’expliquer comment la société se perpétue et se maintient, d’autres se concentrent sur les raisons de ses changements et de ses évolutions. Même si les différentes approches sociologiques sont neutres en elles-mêmes, elles abordent le monde social sous un certain angle et mettent ainsi certains enjeux plus en lumière que d’autres. Une véritable neutralité politique dans l’enseignement ne peut donc résulter que de la pluralité des points de vue proposée grâce à la diversité des théories et des auteurs qui y sont présentés.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Quelques acteurs de la démocratie directe – Editorial, Félicien Monnier
- L’histoire selon Bainville – Benjamin Ansermet
- Le soleil noir de Bernanos – Lars Klawonn
- De mystérieux tirs – Benjamin Ansermet
- Occident express 128 – David Laufer
- La signature – Olivier Delacrétaz
- Coupes indispensables – Jean-François Cavin
- La pire des pyramides – Le Coin du Ronchon