Avant que l’enfant paraisse
Il est impossible de réellement se préparer à la venue d’un premier enfant.
Bien entendu, des cours proposés par le CHUV ou des organisations privées permettent de nommer des processus physiologiques, des étapes de la grossesse et d’appréhender le matériel à utiliser. Les mères, dont certaines ont déjà ce regard dirigé vers l’intérieur, y partagent facilement leurs états émotionnels et physiques. Espérant peut-être dissiper un sentiment de perte de maîtrise, les pères se donnent bonne contenance. L’un d’eux dédramatise: «Si cela se passait trop mal, l’humanité n’aurait jamais survécu. Alors imaginez aujourd’hui qu’on accouche à l’hôpital plutôt qu’au coin d’une grotte.» Son épouse n’est qu’à moitié convaincue.
Même accompagnée d’une excitation joyeuse, une grossesse est une aventure à la fois physique – des premiers signes à une éventuelle reconstruction après un accouchement difficile – et mentale. On peut ne pas être assez de deux et les mères célibataires témoignent d’un courage admirable.
Cette aventure dépassera rapidement le cercle familial. Le «monitoring» technologique de la mère et de l’enfant préfigure le maurrassien «cercle de rapides actions prévenantes» qui entourera le «petit citoyen» (voir citation en page 4). Notre société du risque zéro n’hésite pas à mobiliser à cette fin un colossal arsenal technologique. «Ce que vous voyez battre à l’écran sur vingt centimètres, Monsieur, c’est son cœur. En vrai, il a la taille d’un quart de grain de riz. Madame, les deux ventricules sont parfaits.». Alors guette la surinformation. Mais que faire en cas de problème réel? Très peu de parents, nous en fûmes, sortant à peine d’une interminable adolescence, sont préparés à se poser les questions difficiles.
Cette indissociabilité du corps et de l’âme prend de l’épaisseur lorsqu’elle entre en résonnance avec la société tout entière, ses structures mentales et ses penchants idéologiques. A une mère en plein travail réclamant une anesthésie péridurale à Lucerne en 1988, un médecin pouvait répondre froidement: «Tu accoucheras dans la douleur.» (Genèse 3: 16)
Aujourd’hui, et en tout cas dans les hôpitaux vaudois, les choix paraissent induits moins brutalement. Ils sembleront même libres, dans les limites qu’impose la survie de la mère et de l’enfant. Mais cette neutralité officielle cache mal une forêt d’injonctions contradictoires que subissent les couples, les femmes en particulier, démultipliées par les réseaux sociaux.
Elles s’incarnent dans des questions très concrètes. Accouchement naturel, ou par césarienne? avec ou sans péridurale? en clinique, à l’hôpital, en maison de naissance, à domicile, en forêt? Chacune de ces questions est remplie d’une lourde charge morale, sinon politique, susceptible de sous-tendre un modèle de société, de rapport au corps, à la technique et au progrès.
Au XXe siècle et dans les pays développés, la médicalisation progressive de la naissance a fait s’effondrer les taux de mortalité. Après la guerre, un discours féministe accompagna ces avancées: l’accouchement par césarienne et l’alimentation du bébé au lait artificiel étaient vus comme une libération de la femme des souffrances de la naissance et de sa réduction au rôle de nourrice. Aujourd’hui, un nouveau féminisme mâtiné d’écologie prône un retour aux pratiques les plus naturelles possibles. Des évocations du «féminin sacré» lui ajoutent une coloration new age. Elles rejoindront des préoccupations plus traditionnalistes.
Certaines approches, sans doute marquées par une hypermédicalisation dont nous sommes revenus, dépeignent le monde hospitalier comme un enfer. La sociologie woke s’en mêle et dénonce toute intervention médicale un peu dirigiste comme une «violence obstétricale». Le chirurgien français Michel Odent (1930-2005), très lu dans les milieux éduqués, père de la réhabilitation de la naissance dite «physiologique», n’hésitait pas à établir un corollaire historique entre l’industrialisation de l’agriculture et la médicalisation de l’accouchement.
Il y a neuf semaines, en pleine nuit, une sage-femme remarquable, armée d’un quart de siècle d’expérience en salle d’accouchement, me racontait la défiance haineuse que certains parents purent lui témoigner, gavés de récits glaçants sur le monde hospitalier, et déçus de «finir à la «Mat’».
Mais nous avons peut-être eu de la chance. Sur un lit de la maternité du CHUV, un nouveau-né dans les bras, une mère éreintée mais en forme a une pensée pour ces nigériennes dont elle soigna jadis, au cœur du désert, certains des douze enfants que les mœurs du Sahel leur demandent d’accoucher en silence. A la fin, une naissance est une histoire d’universel et de particulier, dans l’espace et dans le temps. Avec un peu d’avance, nous retrouvions le message de la Crèche: la venue au monde d’un petit enfant pour le Salut de tous. Joyeux Noël!
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Dépeuplement? – Jean-François Cavin
- Vallotton pour toujours – Olivier Delacrétaz
- Chœurs a cappella de Frank Martin – Frédéric Monnier
- Un accord de complaisance – Cédric Cossy
- L’électricité libéralisée en France – Benjamin Ansermet
- Faut-il encourager le mécénat? – Antoine Rochat
- Concours d’armée 25, le citoyen-soldat au centre de la capacité de défense – Edouard Hediger
- Il faut sauver le climat de l’Øresund – Le Coin du Ronchon
