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Quelle est la philosophie implicite de Wikipedia?

Denis Ramelet
La Nation n° 1810 11 mai 2007
Et d’abord, qu’est-ce que Wikipedia? Wikipedia se définit elle-même comme «une encyclopédie libre, universelle et multilingue écrite de façon collaborative sur Internet» (1) . Il s’agit donc d’une encyclopédie sur Internet, écrite dans toutes les langues (2) , à vocation universelle: la cuisine et le bricolage côtoient la théorie de la relativité et la guerre froide. Jusque là, Wikipedia ressemble encore plus ou moins à une encyclopédie classique et constitue un bon point de départ pour une recherche sur Internet.

Ce qui fait la spécificité de Wikipedia, c’est non seulement qu’elle est libre de droits d’auteurs – tout le monde peut s’en approprier le contenu – mais surtout qu’elle est «collaborative»: n’importe qui peut, en tout temps, rédiger, modifier voire supprimer des articles. Il est donc nécessaire, quand on se réfère à un article de Wikipedia, d’indiquer la date et l’heure à laquelle on l’a consulté, et ceci à la minute près, car l’article peut très bien avoir été modifié la minute d’après. Heureusement, un historique permet de retrouver l’état de l’article à un moment donné.

Un article de Wikipedia contient cet avertissement général: «Cette liberté d’accès à Wikipedia a pour conséquence que n’importe qui peut y introduire, délibérément ou non, des informations erronées, falsifiées ou biaisées qui resteront présentes jusqu’à ce que quelqu’un d’autre les corrige. [C’est pourquoi] personne ne peut garantir la validité, l’exactitude, l’exhaustivité ou la pertinence des informations contenues dans Wikipedia» (3). Dont acte. Pierre Assouline a pu écrire: «Wikipedia est la seule encyclopédie au monde où n’importe qui peut écrire n’importe quoi» (4).

Les «wikipediens» répondent à cette critique par un acte de foi: «L’une des hypothèses fondatrices de Wikipedia est que cette accumulation de contributions ne conduit ni au chaos ni à la médiocrité, mais à une amélioration constante de la qualité des articles. Cette progression vers la qualité n’est [ni continue ni rapide], mais tendancielle» (5). Cet acte de foi se fonde sur un autre: «Nous pensons que le monde est plein de gens raisonnables et qu’ils peuvent généralement parvenir collectivement à une conclusion raisonnable […]. Wikipedia est ainsi un projet foncièrement optimiste» (6).

Cette naïveté – plutôt que cet optimisme – peut se réclamer d’un illustre patronage, celui du «père de la philosophie moderne», qui ouvre son Discours de la méthode par ce magnifique tour de passe-passe: «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toutes choses, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent» (7). Si Descartes le dit…

La principe cardinal de Wikipedia est la «neutralité de point de vue»: un article est censé «présenter tous les points de vue pertinents, mais sans en adopter aucun. Il ne faut a priori jamais affirmer, sous-entendre ou même laisser croire qu’un des points de vue est d’une quelconque façon meilleur, égal ou moins bon qu’un autre» (8). Pour atteindre cet idéal discutable – et que nous allons discuter –, le fondateur de Wikipedia, Jimmy Wales, donne le conseil suivant: «[Il faut] indiquer ce que les gens croient, plutôt que ce qui est. Si cela vous semble en quelque façon subjectiviste, […] je pense que vous faites tout simplement erreur. Ce que les gens croient, voilà un fait objectif, et nous pouvons présenter cela assez facilement d'un point de vue neutre» (9).

En somme, pour Wales, on ne peut pas connaître objectivement la réalité («ce qui est»), mais on peut connaître objectivement les visions subjectives de la réalité («ce que les gens croient»). Cette position est révélatrice de l’idéalisme (post-)kantien qui empoisonne la pensée contemporaine: alors que pour Aristote les attributs («accidents») d’une chose révèlent son être («substance»), pour Kant la connaissance s’arrête aux apparences («phénomènes»), la chose en soi («noumène») demeurant inconnaissable. La position idéaliste de Wales sombre inévitablement dans la régression à l’infini: si l’on ne pouvait pas connaître objectivement la réalité, on ne pourrait pas non plus connaître objectivement les visions subjectives; on ne pourrait connaître que les visions subjectives des visions subjectives, et même les visions subjectives des visions subjectives des visions subjectives, et ainsi de suite à l’infini. Bref, si l’on ne pouvait pas connaître objectivement la réalité, on ne pourrait rien connaître du tout.

Toujours à propos de la neutralité de point de vue, on peut lire dans un autre article (10): «Dans l’absolu, personne ne devrait être en mesure de dire “Je ne suis pas d’accord” à un passage de l’espace encyclopédique»; par conséquent, «si un article ne vous semble pas neutre, c’est qu'il ne l’est pas». Que se passe-t-il en cas de désaccord sur le contenu d’un article? Réponse (11): «Les wikipediens cherchent à déterminer ce contenu par un débat argumenté et raisonné, afin d’en arriver à un consensus. Il n’y a jamais de vote sur le texte d’un article»; pourtant, «Wikipedia fait abondamment appel à des procédures de vote quand il s’agit de prendre des décisions». Or, parmi ces décisions, il y a celle de protéger des articles contre les modifications introduites par des personnes considérées comme des «vandales». Indirectement, le contenu des articles peut donc bel et bien être influencé par un vote. Même en l’absence de vote, la recherche de la neutralité par le consensus présente un risque majeur, comme l’ont bien vu certains «wikipediens»: «Cette démarche risque de viser à atteindre le consensus social plutôt que la vérité» (12); «La neutralité ne deviendra-telle pas presque inévitablement un rapport de force intersubjectif n’ayant aucun rapport avec la connaissance?» (13).

Un intéressant article critique trouvé sur Internet (14) analyse la composition du «cocktail de philosophies» inspirant Wikipedia. Il mentionne d’abord le relativisme: «tous les points de vue se valent». Il mentionne ensuite le libéralisme: «la concurrence des idées doit conduire à l’élimination progressive des erreurs». Il mentionne aussi la démocratie: «Platon pointait la faiblesse de la démocratie, qui repose sur les humeurs de la foule… pourtant la démocratie est aujourd'hui considérée comme le meilleur régime. Appréciera- t-on demain l'encyclopédie du plus grand nombre comme étant la meilleure? Le principe de Wikipedia est en effet celui du jeu effectif des opinions, face au souci de la vérité». Il mentionne encore le rationalisme: «[La] théorie rationaliste de la connaissance et de la communication a été portée au XXe siècle par des philosophes comme Jürgen Habermas ou John Rawls».

Jürgen Habermas, philosophe allemand né en 1929, est le principal théoricien de «l’éthique de la discussion», dont les notions-clés sont le consensus et l’intersubjectivité. Si l’on admet – à tort – que Kant a porté un coup fatal à la notion d’objectivité, il n’y a qu’une seule solution pour échapper au subjectivisme généralisé, c’est de rechercher l’accord intersubjectif (15). Peu importe que ce sur quoi on se met d’accord corresponde ou pas à la réalité (16), l’essentiel est de se mettre d’accord. Dans le domaine des sciences humaines en tout cas, le consensus intersubjectif est le ressort fondamental de Wikipedia.

C’est aussi celui de la démocratie moderne, comme le montre André de Muralt: «La fonction de l’éthique [de la discussion] est de chercher à réguler les tendances indéfiniment multiples de la société en assurant leur coexistence pacifique par une procédure de concertation permanente. La condition de cet ordre apparent […] n’est pas une éthique «métaphysique» appuyée sur quelques principes «extérieurs» au conflit des intérêts humains […], mais un débat démocratique susceptible d’amener à un consensus social sur les règles nécessaires […]. Ce sont ces règles qui pourront alors être considérées comme «bonnes», […], le «bien» comme la «vérité» […] ne pouvant être plus que le consensus contre-factuel de tous les hommes passés, présents et à venir sur telle proposition théorique ou pratique, comme le dit Habermas» (17).

En conclusion, on peut dire que Wikipedia est à la connaissance ce que la démocratie est à la politique. Ce n’est un compliment ni pour l’une, ni pour l’autre.


NOTES:

1) Article «Wikipedia». Tous les articles auxquels nous nous référerons sont en langue française et ont été consultés le 23 avril 2007 entre 11h25 et 11h35.

2) Il y actuellement près de six millions d’articles dans 188 langues: plus d’un million et demi en anglais, près de 600000 en allemand, près de 500000 en français, mais aussi plus de 60000 en esperanto, plus de 10000 en latin ou encore 4 en langue cheyenne («Accueil – Wikipedia»).

3) Article «Wikipedia: Avertissements généraux» (souligné dans le texte).

4) Cité dans l’article «Wikipedia».

5) Article «Wikipedia» (souligné par nous).

6) Article «Wikipedia: Réponses aux objections habituelles».

7) René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1992, p. 44.

8) Article «Wikipedia: Neutralité de point de vue».

9) Cité dans l’article «Wikipedia: Neutralité de point de vue» (italiques dans le texte).

10) «Wikipédia: Guide pratique sur la neutralité de point de vue».

11) Article «Wikipedia».

12) Article «Wikipedia» (souligné par nous).

13) Article «Wikipedia: Débats sur la neutralité de point de vue» (souligné par nous).

14) Marc Foglia et Chang Wa Huynh, Wikipedia: principes et perspectives de "l’encyclopédie libre"


15) L’intersubjectivité est donc l’ersatz de l’objectivité dans le contexte de l’idéalisme (post-) kantien.

16) La question n’est d’ailleurs pas pertinente dans le contexte de l’idéalisme (post-)kantien, puisqu’il n’y a pas de réalité objective, c’est-à-dire indépendante de la connaissance que nous en avons.

17) André de Muralt, L’unité de la philosophie politique, Vrin, Paris, 2002, pp. 60- 62. Ainsi donc, alors que pour le réalisme la vérité se définit comme l’accord d’une affirmation avec la réalité, pour l’éthique de la discussion la vérité se définit comme l’accord, de fait impossible («contre-factuel»), de tous les hommes passés, présents et à venir entre eux sur une affirmation, la question de l’accord de cette affirmation avec la réalité n’étant pas pertinente (voir note précédente).

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Un aspect des relations entre le christianisme et l’écologie – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • La politique noyée dans l’émotion – Jacques Perrin
  • De l’enseignement de la littérature à partir de l’exemple français – La page littéraire, Benoît Meister
  • «Le Parfum d'Adam», éco-thriller dc Jean-Christophe Ruffin – La page littéraire, Vincent Hort
  • Justice et racisme – Philibert Muret
  • Surdose – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • M. Neirynck, les socialistes… et le PDC – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Défense de l’arrière-garde – Le Coin du Ronchon