Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le français, notre maison

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1886 9 avril 2010
Les éditions Zoé ont publié un riche recueil de quatorze «petits essais sur l’usage du français aujourd’hui» intitulé Le français, notre maison. La première contribution est celle d’Abdou Diouf, secrétaire général de l’«Organisation internationale de la Francophonie», qui évoque avec une admiration chaleureuse la personnalité de Léopold Sédar Senghor: «Je sais combien il était convaincu qu’une maîtrise de la langue s’accompagne nécessairement d’une clarté de l’esprit et, par voie de conséquence, d’une aptitude à raisonner et à élaborer des solutions.» Abdou Diouf souligne que le Sénégal est l’un des rares pays, peut-être le seul, à disposer d’un Recueil de décrets et de circulaires relatifs à l’emploi de certains mots, à l’usage des majuscules et des virgules dans les textes administratifs.

Quatre auteurs consacrent leur contribution à la description précise et personnelle de leur premier contact conscient avec le français. Anna Lietti, Milanaise «entrée en français» à l’âge de sept ans: «(…) j’ai appris ma langue d’adoption comme une langue maternelle: par capillarité, du matin au soir, en courant, en mangeant, en rigolant.» Sylviane Roche, née à Paris, raconte avec quelle stupeur elle a dû se rendre compte, à son arrivée en Suisse, qu’il existait des peuples francophones non français: «Ma langue n’était plus ma maison, c’était une sorte de gargote mal famée, ouverte à tous et je pouvais, inimaginable désarroi, me sentir étrangère au milieu de gens qui parlaient le français.» Philippe Dubath, journaliste, décrit la fécondité d’une claque reçue pour avoir cacographié une série de malheureux «i» dans son cahier d’écriture et qui lui inspira un respect définitif non seulement des «i» mais de toutes les lettres de l’alphabet et des mots qu’elles forment. Fabio Pusterla, écrivain et traducteur, raconte que, lorsque sa mère, sa grand-mère et sa tante prennent le thé durant l’après-midi, il arrive qu’elles passent d’un coup de l’italien au français. De toute évidence, ces dames ne désirent pas qu’il entende certaines choses. Un défi que le petit Fabio s’empresse de relever. Pour lui, la langue française sera en premier lieu la langue du secret.

Jean Starobinsky distingue les mots étrangers, anglais notamment, qui enrichissent la langue française, comme boxe ou tramway, et l’invasion de «la langue réglementaire et publicitaire». Il est probable que la langue anglaise souffre elle aussi de l’omniprésence de ces anglicismes rudimentaires.

Doris Jakubec décrit minutieusement l’accession du petit enfant à sa langue maternelle, «ses chemins multiples, ses découvertes capitales, ses enjeux décisifs». Citant Charles-Albert Cingria, elle règle en passant son compte à l’esperanto. Enfin, elle évoque l’importance théologique que Calvin et Vinet donnaient à la précision de la langue. Vinet: «Il n’y a point d’approximation dans les pensées de Dieu.»

Pour Matthias Zschokke, dont le texte est écrit en allemand, il y a une importance vitale pour le monde à conserver toutes les langues même les plus particulières: «Avec chaque langue qui disparaît de la surface de la terre, c’est un point de vue sur le monde qui disparaît.» Il montre que le «dialogue interculturel» s’est appauvri dès lors qu’on a remplacé les nombreux et coûteux traducteurs par l’obligation faite à tous les participants de s’exprimer en anglais: «Depuis, les Français, les Russes, les Italiens et les Allemands parlent l’anglais entre eux et se réjouissent de chaque pensée qu’ils parviennent à exposer de manière à peu près intelligible dans cette langue pour eux étrangère. […] Et c’est ainsi que les esprits supérieurs de l’Est et de l’Ouest échangent désormais à un niveau terriblement enfantin (…)». «Toute traduction est une interprétation, écrit-il encore, ce qui n’est pas nouveau, mais il en donne une amusante illustration: dieser geklonte Unsinn, écrit-il, ce qui peut se traduire par «cette absurdité clonée», mais que la traductrice Patricia Zurcher transforme en jeu de mots: «ces cloneries», propose-t-elle.

Pierre-Alain Tâche ne s’en prend pas tant à l’invasion de l’anglais qu’à l’ennemi du dedans, le souci d’efficacité et d’immédiateté, qui débouche sur la facilité. On prouve le mouvement en marchant, on défend sa langue en parlant: «Car nos mots, dont l’histoire montre à l’envi qu’ils répugnent à se laisser mettre en cage, n’ont pas besoin de refuge; ils ont besoin d’usage.»

Marc Lamunière évoque lui aussi la langue du démagogue: «Une technique bien connue des mouvements totalitaires consiste à détourner des mots de leur contexte originel, à les gonfler de toutes les vertus et à charger certains autres de tous les vices, l’important étant que la version imposée par le dogme n’ait plus à être démontrée et ne puisse être remise en question.» Cela nous a immédiatement rappelé le fameux statu quo que dénonçaient à l’envi les partisans d’une précédente réforme scolaire. Cette locution fut répétée tant de fois, par tant de personnes et sur un tel ton d’évidence que statu quo finit par perdre son sens original pour devenir une espèce de monstre grisâtre, mou et répugnant, lové dans le coin de la classe, couvert de poussière et de toiles d’araignées, araignée lui-même, dont seule la réforme délivrerait les malheureux écoliers vaudois.

Etienne Barilier signale qu’on tend à ne plus accorder selon les genres et à traiter les noms communs féminins comme s’ils étaient masculins: «[…] le président de la France proclamait solennellement que la burka ne serait pas le bienvenu dans son pays.» Plutôt que d’une réduction du féminin au masculin, il pourrait s’agir d’une neutralisation des deux, expression générale de l’indifférence aux mots et aux choses. Barilier dit l’essentiel sur la dégradation de la langue: «Et si le lieu commun, le vague et le flou, mais surtout l’impropriété sont si tragiques, ce n’est pas parce qu’ils offensent je ne sais quelles normes de grammairien maniaque. C’est parce qu’ils sont des corps morts. Parce que le sens ne les irrigue pas. Parce que celui qui les profère mâche du néant. En revanche, les formules neuves, les métaphores inattendues, les tours inouïs sont les plus justes, et les plus clairs, et les plus vrais dès lors que leur génie est celui de la langue. Bon sang ne peut mentir.» Tout est dit du même coup sur l’essence de la langue de bois, plus morte que ne le sera jamais le latin, plus privée de sens que les vagissements du nouveau-né.

Christophe Gallaz, que Mme Ariane Dayer, nouvelle rédactrice en chef du Matin-Dimanche, a décidé de virer, compare le français et l’allemand. Cette langue, comme l’anglais, lui permet de transmettre et de recevoir un certain nombre d’indications précises. C’est très bien, mais c’est tout. Le français lui permet d’aller bien au-delà et d’atteindre ses propres limites et celles du monde: «Je peux charger mes phrases et mes mots de toute la précision dont je suis capable, de telle sorte qu’ils me permettent à leur tour d’aller vers l’indistinct, l’insaisissable ou le flou, peut-être même l’indicible, et d’en jouer.»

Si la création littéraire consiste en un travail simultané sur le sens et sur la forme, s’il synthétise la réflexion abstraite et la présence personnelle, alors la méditation vigoureuse et amusée d’Anne-Lise Grobéty, «Ma langue dans tous ses états», est la pointe créative du recueil. L’état primordial, selon elle, c’est la langue «de plein air», celle de l’appropriation de la langue dans ce jeu de toute la journée dont parle Anna Lietti; le deuxième état, c’est la langue qu’on apprend à l’école, ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, un état un peu grisâtre, peutêtre mortifère pour qui ne le dépasse pas, mais combien nécessaire; l’état de l’appétit, de la découverte du trésor jaillissant du vocabulaire innombrable et de ses agencements; l’état de recherche de son propre style; l’état de déception, lorsque la réalité des hommes et des choses ne se plie pas à nos désirs si bien exprimés ni à nos démonstrations si convaincantes; l’état de consolation et de justification: si elle n’est pas aussi efficace qu’on le voudrait, la langue contribue au moins à donner durée et beauté à ce dont on parle, si l’on en parle bien; le dernier état, l’état «de péché d’orgueil», c’est celui qui pousse Anne-Lise Grobéty à vouloir remettre la langue en état de marche: «… devant la dérobade de tant d’écrits de ne s’en tenir qu’aux minima requis, devant le prémâchage, la prédigestion de trop de phrases avant même qu’elles n’atteignent l’oreille ou l’oeil, face à la hâte, à la réduction de l’expression à son plus petit dénominateur commun, se lève comme une pâte tiède la prétention de restituer la langue avec plus d’opulence et de générosité, de contribuer en quelque sorte – écoutez-moi ça! – à rendre leur langue aux francophones…».

Le grand ordonnateur du recueil, Jean-Marie Vodoz, conclut par quelques propos prudemment pessimistes sur notre langue qui, réduite au rôle de support dans les échanges commerciaux et techniques, pourrait avec avantage être remplacée par l’anglais élémentaire.

Que manque-t-il à ce recueil? Peutêtre une perspective politique. Esquissée par Abdou Diouf, Marc Lamunière, Pierre- Alain Tâche et Jean-Marie Vodoz, elle reste en l’état. Crainte ou ignorance, les intellectuels et les artistes détestent se mêler de politique concrète, même quand il s’agit de leur travail. Il ne serait pourtant pas absurde que les amoureux du français disent ce qu’ils attendent concrètement des autorités politiques!

Comme on l’aura vu, les rédacteurs de La Nation ne sont pas tous du même avis quant à l’efficacité d’une loi protectrice de la langue française. Mais la question ne se pose pas d’abord en ces termes.

Nous francophones attendons de nos autorités vaudoises non seulement qu’elles s’expriment dans un français correct – on a vu que ce n’était pas toujours le cas, et que le Recueil de M. Diouf pourrait utilement les inspirer – mais aussi qu’elles ne parlent et ne reçoivent que le français dans leurs rapports avec la Confédération. C’est encore le cas, croyons-nous. On ne peut en dire autant de ceux qui nous «représentent» aux Chambres fédérales. Il y a là une discipline à restaurer. Nous devons aussi nous assurer que les textes sortis des officines fédérales paraissent dans les trois langues officielles et que chaque version soit considérée comme version de référence.

Dans la mesure où l’école obligatoire est, dans les régimes démocratiques, une compétence de l’Etat, on attendrait aussi des écrivains qu’ils affirment certaines exigences à l’égard du pouvoir quant à la formation de leurs futurs lecteurs… et de leurs futurs confrères et concurrents.

De la critique de l’esperanto linguistique livrée par Mme Jakubec, on aurait pu tirer quelques critiques parallèles sur l’esperanto institutionnel qui envahit le monde entier, ces structures unifiées que les internationalistes socialistes et les mondialistes libéraux s’efforcent d’imposer à tous les peuples, indépendamment de leur histoire et de leur situation particulière.

Dans cette perspective, nous attirons l’attention de nos quatorze auteurs sur ce fait proprement suisse que toute centralisation induit une relation de majorité germanophone à minorité francophone et à nanominorité italophone. La lutte pour la langue française – pour n’importe quelle langue – commence par la lutte pour l’autonomie des territoires sur lesquels on la parle.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: