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«El Diablo vestido de fraile»

Jean-Blaise RochatLa page littéraire
La Nation n° 1886 9 avril 2010
Les mélomanes de ma génération ont fait connaissance avec la musique du Padre Antonio Soler (1729 –1783) grâce à l’indicatif d’une émission dominicale de France Musique: Soler le dimanche matin, c’était le soleil pour toute la journée. Dès potron-minet, Rafael Puyana nous éclaboussait des lumineuses cascades de la sonate en fa dièse majeur pour clavecin. Cet élève sud-américain de Wanda Landowska fut dans les années soixante le révélateur du génie du Padre Soler, disciple de Domenico Scarlatti, moine hiéronymite d’origine catalane et maître de chapelle à l’Escurial. L’essentiel de l’oeuvre de ce singulier religieux est composé de quelque deux cents sonates en un seul mouvement, comme celles de son maître, auxquelles elles ne le cèdent en rien quant à l’inventivité et la virtuosité (vélocité, notes répétées, croisement de mains, sauts de plusieurs octaves…). Admiratif du génie de frère Antoine, le duc de Medina l’avait qualifié de diable déguisé en moine, el Diablo vestido de fraile.

La pièce la plus célèbre de Soler est un Fandango en ré mineur, dont se sont emparés des générations et des générations de clavecinistes. Hélas pour eux, cela fait plus de quarante ans que Rafael Puyana domine cette ennuyeuse cohorte de dactylomanes sans inspiration. Sauf le regretté Scott Ross – qui reçut les leçons de Puyana! –, les malheureux successeurs du sublime Colombien ont livré cette merveille à la routine, à la brutalité, aux excès de vitesse, à la caricature, au tricotage rythmique, au didactisme, à la platitude, à la boursouflure, au contresens, au kitsch, au vacarme, au cliché folklorique, au néant. Tout récemment, même Nicolau de Figueiredo, habituellement si inventif, a donné une interprétation bizarrement crispée, sur un instrument au son ingrat (basses horripilantes) et mal enregistré. Andreas Staier, un des meilleurs instrumentistes baroques de sa génération, a dédié un disque entier au fandango espagnol: à oublier. Il est à l’aise dans ce répertoire comme un touriste bavarois de bonne volonté qui veut sincèrement essayer de renoncer aux saucisses et à la bière pendant ses vacances en Andalousie. Son Fandango de Soler commence comme un prélude de Bach, puis s’emballe dans une gitanerie de carnaval certes pleine d’imagination, de castagnettes, de corridas, et tout ce qu’il faut pour faire vrai, mais hors sujet: le chemin de l’échec est pavé des meilleures intentions. Il suffit. D’où nous viendra le secours?

L’ange salvateur a un nom, retenez-le bien: il s’appelle Diego Ares, il a 26 ans, il est né à Vigo, et il vient de sortir un CD exceptionnel tout entier consacré à Soler. Le Fandango, bien sûr, mais aussi un choix des sonates préférées de l’interprète, agencées de façon à les faire alterner adroitement, en fonction de leur caractère. Diego Ares sait mettre en valeur l’aspect pictural de cette musique. Il s’en explique dans le livret: «Soler évoque des paysages bucoliques, parfois orageux, quelquefois on entend le chant d’un aveugle avec sa vielle à roue, ou le chant d’un galant courtisant sa belle…» Et c’est réellement ce qu’il nous donne à entendre. Sa technique rigoureuse est au service d’une imagination en éveil permanent. Jamais sa fougue naturelle et sa sensualité ne dérapent dans l’excès, comme tant d’autres. Quelle maturité à son âge! L’indépendance de ses mains lui permet de subtils décalages, savamment contrôlés, qui révèlent des couleurs d’une variété étourdissante, surtout si l’on considère que son instrument n’a qu’un clavier et deux jeux de huit pieds. Tout est dans l’invention, l’audace (les rubatos!) et l’exploitation mesurée des artifices.

On pourrait s’étendre longtemps sur les aspects techniques et esthétiques qui contribuent à l’excellence de son interprétation. Cela se résume en deux mots: «Tiene duende»; les insuffisances de la plupart des tâcherons disqualifiés ci-dessus, en trois mots: «No tienen duende.» Cette notion, empruntée à la tauromachie et au flamenco, est malcommode à définir en français. La traduction littérale de duende est lutin, ce qui ne nous avance guère. Il s’agit de l’irruption, chez l’artiste, d’une force inconnue et inattendue, un bon génie en quelque sorte. Jean-Marie Magnan, dans le dictionnaire de tauromachie (Robert Laffont), le représente ainsi: «Soudain, c’est là, sans avertir. Chaque geste baigne dans une autre lumière. On ne pourrait dire au juste ce qui vient de se produire: un bonheur recouvre l’arène.» Mettez «clavier» à la place d’«arène», et vous avez la marque du jeu de Diego Ares. Chez lui, le duende, c’est l’envol rythmé des gestes sur le clavier, soutenus par une sorte d’extase maîtrisée, un envoûtement léger qui tient l’interprète et l’auditeur au-dessus de lui-même.

La réussite d’un disque ne se réduit pas à un compositeur et son interprète: il est indispensable de disposer d’un instrument approprié, ici la copie récente par un facteur hollandais d’un clavecin sévillan de 1734. C’est un instrument à la sonorité rustique et chaleureuse, aux couleurs très diversifiées sur toute l’étendue du clavier: graves flamboyants, médium carillonnant, aigus délicieusement acidulés. La construction de ce clavecin offre quelques singularités: les changements de registres se font au moyen d’un pédalier, ce qui est rare; la longue éclisse courbe évoque les clavecins du Nord de l’Allemagne, alors que la plupart des instruments du reste de l’Europe ont une queue taillée en biseau.

L’enregistrement a été réalisé dans la fameuse salle de musique de La Chaux-de- Fonds. Pour mettre en valeur son acoustique célèbre dans le monde entier, il fallait des preneurs de son à la hauteur: Jean-Martial Golaz et Koichiro Hattori ont fait un travail remarquable, car le clavecin est un instrument à la fois puissant et délicat, dont les nuances sont difficiles à capter. Souvent, les micros sont trop proches, et c’est le défaut principal de la version de Puyana où le clavecin apparaît comme démultiplié de manière artificielle, presque monstrueuse. Le CD est agréablement présenté, complété par un livret très documenté, sans pédanterie.

Au total, on sent bien que la réussite d’un tel enregistrement est le fruit non seulement d’un travail d’équipe, mais d’une réelle amitié entre tous les collaborateurs. C’est un produit artisanal soigné, fort éloigné de ce que livre, si souvent bâclé, la bien nommée «industrie discographique». Notons enfin avec une satisfaction chauvine que la firme Panclassics, fondée à Zurich, a désormais son siège à Vevey. Son catalogue comprend notamment un CD d’oeuvres symphoniques de Raffaele d’Alessandro, ou un autre avec Frédéric Rapin interprétant de rares concertos pour clarinette du premier romantisme.

 

Référence: P. Fr. ANTONIO SOLER, el Diablo vestido de fraile, Diego Ares, clavecin, Panclassics 2009.


Mise en bouche:

– Sur le le site panclassics.com: le début de la sonate en sol mineur SR 81 du padre par Ares.

– Sur Youtube: Rafael Puyana interprète la sonate K175 de Scarlatti sur un clavecin rare et somptueux: un Hass à trois claviers. Etourdissant! (Report sonore hélas médiocre)

– Sur Daylimotion: le Fandango par Scott Ross sur un instrument français.

– Sur Youtube: une Japonaise, inconnue sous nos latitudes, et qui est habitée du «lutin» ibérique: tapez Mayako Sone et vous aurez un Fandango de grande cuvée, mais abrégé, sur clavecin français.

– Tout comme Scarlatti, Soler s’accommode du piano. Sont recommandables Marie- Luise Hinrichs chez EMI et, tout récemment, Luis-Fernando Perez chez Mirare.

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