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La Bienheureuse Passion

Jean-Baptiste Bless
La Nation n° 1913 22 avril 2011
Il n’y a pas de meilleure période pour lire – ou relire – la Bienheureuse Passion d’Henri Pourrat1, cet écrivain proche de Ramuz à plus d’un titre. L’un des grands thèmes de l’auteur est celui de l’amitié entre les hommes, entre eux et la nature, entre la nature et Dieu. Laissons lui la parole: «De tout son être, chaque créature s’efforce à sa destination. Au plus bas, le plus élémentaire, l’atome, avec une phénoménale énergie se concentre sur son être. Au plus haut, le plus complexe, le plus vivant, l’homme, a à sortir de son être, de son moi, à se donner. Il est fait pour l’amitié. Son sang l’y porte, s’il est assez rouge, comme la sève de l’arbre à pousser son branchage vers la lumière.» L’homme «ne remplit sa destination que s’il aime les autres hommes comme ses frères, Dieu comme le Père commun». Il n’y a pas de fraternité sans l’amour du Père: «Jésus vient faire ce que ne pouvait faire l’homme déchu. Il vient rouvrir le Paradis.» Le langage est simple, limpide, les analogies tirées de la nature, à l’image des textes bibliques.

Pourrat ne réécrit pas la Passion; il la médite et la met en lumière pour nous. Du Jardin des Oliviers à la descente de la Croix, l’auteur a repris pour balises les traditionnelles stations du chemin de croix. Chapitre après chapitre, Jésus se rapproche du couronnement de sa vie sur terre: la victoire de la Croix. La Bienheureuse Passion est présentée comme l’apothéose du grand poème des Evangiles.

Tout commence avec le plus formidable procès de l’histoire: «Jésus comparaît devant les hommes», et va droit à l’essentiel: «Mon royaume n’est pas de ce monde.» Et le juge de ne rien trouver qui accable l’accusé. «Qu’est-ce que la Vérité? […] Jésus se tait. […] Comme il a regardé les lis des champs, peut-être Jésus regarde-t-il, poussée en un coin du prétoire, quelque anémone rouge qui bouge faiblement. Une goutte de l’eau du matin y pend encore, où brille un point de lumière.» On le renvoie chez Hérode. Problème de compétence sans doute. Mais pour Hérode, «c’est assez d’avoir fait décapiter Jean-Baptiste. Secrètement, il en reste pétrifié». Pas de vice de procédure, donc. Le pouvoir se défile, comme Pierre quelques heures avant.

La foule se déchaîne. Il faut lui donner un gage, trouver un compromis sans se compromettre. Jésus est condamné au fouet. «Comme l’agneau pascal qu’on immole pour les péchés du peuple, le Fils infiniment fidèle paiera de son sang la dette d’Adam l’infidèle.» «Voici l’homme.» Pilate pense avoir lancé une parole banale, «il croit dire seulement: Voyez ce misérable. […] Mais il dit que le Christ est l’homme même. Le modèle et le guide de tous les hommes. L’accomplissement de l’homme.» Et Jésus est condamné. Condamné et couronné. «Lorsqu’il a chassé Adam de l’Eden, Dieu l’a maudit par la ronce et par l’épine. Ainsi couronné, Jésus apparaît comme le roi de l’anathème. Il assume sur sa tête toute la malédiction pesant sur la race d’Adam.» Dans le sacrifice de Jésus, «rien de tendu, d’impérieux: la bonté la plus attentive, la plus accessible, celle qui le fait pleurer avec les soeurs pleurant son ami Lazare, compatir à la misère de la foule sans pain, sans lumière, et se lamenter devant Jérusalem promise à la désolation».

Jésus est chargé de sa Croix: «Celui qui m’aime…» Avant lui, Isaac avait porté le bois de son propre sacrifice. Et c’est la longue ascension. «Un philosophe de génie aurait pu voir que la souffrance est l’aiguillon vers toute vie plus haute: il aurait pu dire que chacun a à prendre sa croix. Mais le Christ a pris cette Croix […]. Les humains n’ont plus qu’à faire un avec lui, qu’à prendre part avec lui, comme ils le pourront, tant qu’ils le pourront, à la régénération du monde.» Jésus est insulté par la foule, aidé par Joseph, consolé par sa mère. «Le progrès chrétien n’est-il pas de rendre moins lourde la Croix de l’autre?» Jésus remercie d’un regard plein de lumière et le miracle est inscrit sur le linge de Véronique. Puis il tombe par trois fois. «Il y a un secret: se défier de soi, se confier en Lui. Si l’on savait ne jamais choir, ce serait tant mieux. Mais ce qui importe, c’est d’arriver sur la montagne.» La foule hurle à mort. Et pourtant il se relève, reprenant sur son dos l’instrument de son supplice après l’avoir embrassé. «Miserere mei, Deus…»

Le sommet du Golgotha n’est que le début de l’accomplissement complet du dénuement total. Jésus est dépouillé de ses vêtements, «la dernière chose que possède un homme». Il incarne ainsi mieux le nouvel Adam, le nouveau modèle, l’Homme nouveau. Et ils le crucifièrent. «Ses bras vont vers le nord et vers le Midi, comme [la croix] va de son pied vers le centre de la terre et de sa tête vers la nue. Elle est le signe de la séparation et de la contradiction; mais aussi, rayonnant sur l’univers, le signe de l’universel.» «Père, pardonnez-leur…»: «Parole suprême de l’intelligence, écrit Pourrat. Comme elle s’est mise au-dessus de la soif de vengeance, voire de la répulsion et du mépris, de tout ce qui serait selon la nature. Elle comprend, elle absout. Le tourment même et ses affres n’ont rien pu sur la sainteté de sa justice. De l’impossible combat, il est sorti vainqueur.» Jésus confie sa Mère à Jean, et toute l’humanité à sa Mère. Oui, sa mère sera la nôtre si nous voulons être son frère!

«Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné…» Désespoir? «Ce que certains ont tenu pour l’aveu de la désillusion, c’est le commencement du chant de l’espérance: ce grand psaume XXI», qui continue: «[…] Ils ont percé mes pieds, mes mains, et ils ont compté tous mes os […]. La terre jusqu’à ses confins se souviendra, et elle se convertira au Seigneur; toutes les familles des nations adoreront sa face. Parce que le règne est à lui, sur les nations, c’est lui qui règnera…» Jésus réalise la prophétie, «il avertit le peuple élu d’ouvrir les yeux par delà cette nuit sur l’aube qu’il annonce». On propose du vinaigre au Christ, lui qui avait changé l’eau en vin. «Tout est consommé.» Le don total contre l’ingratitude absolue. Jésus est paralysé. «Il ne peut plus rien. C’est alors qu’il peut tout.» Ses bras sont ouverts pour accueillir tous les hommes, comme pour crier victoire. «Père, entre tes mains…» Le paroxysme est atteint. «La croix unit maintenant le ciel et la terre.» Le voile du temple se déchire, ô stupeur: le Saint des Saints est découvert, comme bientôt le coeur de Jésus sera mis à nu lui aussi. Percé par la lance, il en coulera de l’eau et du sang: «L’eau du baptême, le sang de la Cène.»

Les heures qui suivent sont épilogue et attente. Au troisième jour, Jésus ressuscite et rend visite à ses amis incrédules: oui, cet homme était vraiment le Christ annoncé par les prophètes. Pourrat ne fait que relayer ce message. Son livre nous fait goûter dans toute leur saveur ces pages de littérature divine sans pareille. La Passion est un drame en quatorze actes, certes, mais dans la perspective de la Résurrection elle est avant tout cet immense poème à la vie. Il fallait que Jésus meure pour que son Testament prenne effet. Cependant, ce n’est pas à la Croix que se termine le chemin de la Croix, ni même à la Résurrection, mais à l’Ascension:

«La face levée, les fidèles le regardent qui s’élève au-dessus de ce monde, triomphant et de la pesanteur et de la mort. Car le poids et la chute, la peine et l’anéantissement, ne sont pas la vérité: la vérité, c’est la montée, et c’est la joie dans la lumière. Tout l’univers va à cette victoire qui passe l’espérance.»

 

NOTES:

1 Editions Dominique Martin Morin, 2000.

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