Occident express 5

Mon pommeau de douche s’est cassé en deux au niveau du pas de vis. Je l’ai dévissé avec le flexible et pris le tout chez un marchand du boulevard du Roi-Alexandre, anciennement de la Révolution, tout près de chez nous. C’est un magasin qu’à Belgrade on appelle «Komisijon», c’est-à-dire un dépôt-vente. Sa vitrine est une galerie de curiosités: uniformes d’officier yougoslave, chaussures à talons, petits beurres, piles électriques, miroirs, savons, shampoing, VHS de films de Stallone et canettes de coca. Le patron me reçoit et contemple les pièces que j’étale devant lui sur le comptoir. Je lui explique que je voudrais acheter un nouvel ensemble flexible-pommeau aux mêmes dimensions, comme celui que j’aperçois dans des cartons derrière lui. Mais il ne m’écoute pas vraiment. Il chausse ses lunettes de vue et saisit les éléments. Il en dévisse avec une pince le morceau du pas de vis et l’ajuste sur l’autre partie du morceau cassé. Toujours sans me regarder, avec des gestes lents et posés, il se retourne et saisit sur une étagère un tube de colle forte. Il le pose devant moi et me dit: «Bon, je peux te vendre – toujours ce tutoiement de rigueur – un nouveau pommeau, mais ça te coûtera 350 dinars (3,50 frs). Mais tu peux aussi acheter ce tube de colle pour 80 dinars et recoller ces morceaux.» Je lui dis: «C’est tentant, mais la réparation risque de ne pas supporter la pression de l’eau et les usages quotidiens, donc ça m’ennuierait de devoir revenir dans un mois pour acheter ce nouveau pommeau.» Après un silence durant lequel il m’observe et me juge, il me répond: «Je te comprends, mais tu devrais quand même essayer de recoller ces morceaux.» J’ai envie de trancher alors je lui dis: «Au fond, la différence de prix est minime, ça ne justifie quand même pas que je m’ennuie à recoller ces morceaux.» Et lui soupire: «Peut-être bien, mais tu devrais quand même le faire.» Je commence à m’impatienter: «Mais pourquoi?» Et lui, en posant son index sur sa tempe: «C’est bon pour la tête.»