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Droit naturel et positivisme juridique

Denis Ramelet
La Nation n° 2147 24 avril 2020

Qu’est-ce qui fait que la loi positive est juste? Est-ce le simple fait qu’elle soit promulguée par le législateur (qu’il s’agisse du Prince, du Parlement ou du Peuple), comme l’affirment les tenants du positivisme juridique? Ou bien la loi positive est-elle jugée juste (ou injuste) par référence à une norme extérieure? Cette référence extérieure peut être soit la loi naturelle, l’ordre observable dans la nature, soit la loi révélée par Dieu (typiquement le Décalogue). La reconnaissance de la loi révélée supposant la foi, et la foi n’étant pour l’heure pas dominante en Europe occidentale, nous laisserons de côté ici la loi révélée pour nous en tenir à la loi naturelle.

Il y a quelques années, nous avons écrit dans ces colonnes1 un article intitulé Qu’est-ce que le droit naturel ?, dans lequel nous montrions que, à notre époque pourtant imbue de positivisme, le recours à la nature des choses est, tout autant que par le passé, omniprésent – bien que de façon cachée – à toutes les étapes du processus juridique, de l’élaboration de la loi positive par le législateur à son application par le juge. Nous concluions:

Il n’y a pas que les parlementaires et les juges qui témoignent – le plus souvent à leur corps défendant – en faveur du droit naturel ; il y a aussi les justiciables, les simples citoyens, toutes les fois que, à l’instar d’Antigone, ils estiment qu’une loi est injuste : toute personne qui critique le contenu d’une loi adoptée selon les formes prescrites postule ipso facto qu’il y a des choses justes et injustes par nature. Tout positiviste est un jusnaturaliste qui s’ignore.

La question que nous voudrions examiner cette fois est une question d’histoire des idées: comment le jusnaturalisme, dominant jusqu’au XVIIIe siècle, a-t-il pu laisser place au positivisme, triomphant depuis la Révolution française («La loi est l’expression de la volonté générale»)?

Un rôle clé est joué dans cette affaire par ce qu’on appelle le «droit naturel moderne». En effet, on distingue habituellement un droit naturel classique et un droit naturel moderne. Le droit naturel classique est le droit naturel antique et médiéval, dont les principaux représentants sont Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin. Quant au droit naturel moderne, il est réputé prendre naissance au début du XVIIe siècle avec le juriste hollandais Hugo Grotius, auteur du fameux traité Du droit de la guerre et de la paix (1625) et prétendu fondateur d’une «École moderne du droit naturel», qui regrouperait en outre Pufendorf, Cumberland, Locke, Leibniz, Thomasius, Barbeyrac, Burlamaqui, Vattel…

Nous écrivons prétendu fondateur et non pas soi-disant fondateur, car Grotius lui-même n’a jamais revendiqué vouloir fonder une conception radicalement nouvelle du droit naturel. Tout au plus trouve-t-on chez lui une prétention à la scientificité – typique de son temps (Grotius est le contemporain de Galilée et de Descartes) – dans la manière d’exposer déductivement un droit naturel au surplus fort classique quant à sa substance.

C’est en réalité Pufendorf – probablement pour justifier la création pour lui d’une chaire de droit naturel à l’Université de Lund (en Suède) – qui va forger, dans son traité Du droit de la nature et des gens (1672), la légende d’une École moderne du droit naturel dont le fondateur serait Grotius, dont le prestige était alors considérable. Cette légende (pour ne pas dire cette fake news) forgée par Pufendorf a été crue et propagée par Barbeyrac, premier professeur de droit de l’Université de Lausanne (un auditoire porte son nom à l’Internef, ex-BFSH 1), connu dans toute l’Europe des Lumières pour ses traductions françaises – très bonnes pour l’époque – des traités de Pufendorf (1706) puis de Grotius (1724).

Le problème de la prétendue École moderne du droit naturel, c’est qu’elle regroupe des auteurs qui ont des conceptions très divergentes du droit naturel. Pufendorf ne ménage pas ses critiques envers Grotius, pourtant selon lui le fondateur de l’École, tandis que Leibniz se montre acerbe à l’égard de Pufendorf: Vir parum jurisconsultus, minime philosophus: «peu juriste, très peu philosophe».

La seule caractéristique qu’ont en commun tous les membres de cette prétendue École moderne du droit naturel, c’est d’être protestants. La preuve en est, a contrario, qu’un jusnaturaliste pourtant novateur comme le jésuite Suarez n’est habituellement pas classé parmi les membres de l’École. Il semble donc y avoir, parmi les historiens de la pensée juridique, la règle tacite suivante, la plupart du temps inconsciente: si un jusnaturaliste est protestant, c’est forcément un moderne, disciple de Grotius et de Pufendorf; si c’est un catholique, c’est forcément un classique, disciple d’Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin.

L’appartenance confessionnelle n’étant pas un critère pertinent sur le plan de la pensée juridique, existe-t-il un critère pertinent permettant de distinguer les jusnaturalistes modernes des jusnaturalistes classiques?

Ce critère pertinent existe: c’est celui du fondement de la loi naturelle. Les classiques voient le fondement immédiat de la loi naturelle dans la nature, alors que les modernes voient le fondement immédiat de la loi naturelle dans la volonté divine, qui aurait pu vouloir créer un monde totalement différent de celui que nous connaissons, un monde où – pour reprendre une absurdité proférée par Descartes – deux et deux feraient cinq (sic). Les jusnaturalistes classiques sont «naturalistes», les jusnaturalistes modernes sont «volontaristes». En matière de droit naturel, à l’aune de ce critère, les protestants Grotius et Leibniz, qui sont naturalistes, sont plus proche du catholique Thomas d’Aquin que du protestant Pufendorf. Inversement, le catholique Suarez, qui est volontariste, est plus proche du protestant Pufendorf que du catholique Thomas d’Aquin.

Voyons à présent comment les jusnaturalistes volontaristes du XVIIe siècle ont pavé la voie du positivisme.

Pour les volontaristes, le monde est contingent non seulement dans son existence (Dieu aurait pu ne pas le créer), mais aussi – c’est là le point décisif – dans son essence (Dieu aurait pu créer un monde totalement différent de – et même contraire à – celui que nous connaissons). Pour les volontaristes, l’ordre du monde est à ce point arbitraire que l’on comprend que, pour eux, la nature soit dépourvue de toute normativité intrinsèque et qu’il faille donc trouver au droit qu’ils continuent – on se demande bien pourquoi – d’appeler «naturel» un fondement extérieur à la nature. En dehors de la nature, du monde, du cosmos, il n’y a guère que Dieu. C’est ce qui explique le paradoxe que Dieu soit beaucoup plus présent dans la doctrine du droit «naturel» d’un jurisconsulte moderne comme Pufendorf que dans celle d’un théologien médiéval comme Thomas d’Aquin. Pour un naturaliste comme Aristote, Thomas d’Aquin ou Grotius, l’ordre naturel est normatif tel qu’il est, indépendamment du fait de savoir s’il a un auteur, s’il aurait pu ne pas exister ou s’il aurait pu être différent.

Pour un volontariste comme Pufendorf ou Suarez, le fondement de la loi est toujours la volonté: la loi positive a pour fondement la volonté humaine, la loi «naturelle» a pour fondement la volonté divine. L’adjectif «naturel» a donc profondément changé de sens dans le jusnaturalisme volontariste: il ne signifie plus «fondé sur la nature» mais «qui échappe à la volonté humaine». Certes, une telle loi «naturelle» constitue toujours une référence extérieure permettant de juger de la justice ou de l’injustice d’une loi positive. Cependant, fondée qu’elle se trouve sur la volonté de Dieu, une telle loi «naturelle» devient dépendante de la croyance en Dieu. Que cette croyance en Dieu vienne à s’affaiblir, comme ce fut le cas au cours du XVIIIe siècle, consécutivement à la «crise de la conscience européenne» des années 1680-17152, la loi naturelle s’en trouve affaiblie du même coup et laisse la place au positivisme, pour lequel n’existe plus que la loi positive fondée sur la volonté humaine. Alors qu’une loi vraiment naturelle, fondée sur l’ordre de la nature, subsiste indépendamment de la croyance ou non en un Dieu auteur de cette nature.

Notes

1  La Nation n° 2077 du 18 août 2017 (www.ligue-vaudoise.ch/?nation_id=3713).

2  Voir le livre éponyme de Paul Hazard, publié en 1935.

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