Les buts en politique
Pour beaucoup de nos contemporains, faire de la politique consiste à recourir au pouvoir pour imposer la réalisation d’un but à la collectivité. Ce but peut être individuel, être président à la place du président, par exemple, ou être nommé à n’importe quoi d’officiel à la place de n’importe qui d’inutile. Il peut être aussi, par le biais d’une initiative, de supprimer l’armée ou le mariage traditionnel, de réduire l’immigration ou de s’opposer à une nouvelle étape de la réforme scolaire. Ou alors de faire une révolution en vue de la société sans classe ou du monde «zéro carbone».
Alors, ils s’engagent pour le but. Ils y consacrent tout leur temps et toute leur énergie. Les plus purs n’hésitent pas à mettre tous leurs œufs dans le panier, voire, dans les derniers mètres de la course, de nombreux œufs qu’ils n’ont pas. «Qu’importe, disent-ils: si le but nous échappe, rien n’aura plus de sens et la dette sera le cadet de nos soucis.» Cela n’est vrai que jusqu’au dimanche soir du vote.
Et que se passe-t-il quand le but est atteint, après l’accession à la présidence, après la réussite de l’initiative, après la victoire de la révolution? L’élu reste un candidat, soit à sa réélection, soit à un poste plus élevé; l’initiative, toujours décevante dans sa mise en œuvre, en appelle une nouvelle, plus radicale; quant à la révolution, elle engendre la dictature qui engendrera la prochaine révolution. Les buts atteints apparaissent dérisoires, comparés aux espoirs qu’ils avaient suscités. C’est comme s’ils n’avaient pas été atteints.
Et que faire quand on a pris l’habitude de fonctionner dans la tension exaltante d’un but que notre imagination enfiévrée nous présente comme à portée de main? Selon l’âge et le tempérament, on oublie tout et on repart pour un nouveau but, ou on n’oublie rien et on rentre dans sa coquille.
Les buts excitent notre enthousiasme, certes, mais cette excitation même nous contraint au court terme. Si l’on se calme et prend le temps de regarder dans la profondeur du temps long, on voit que la France, terrassée par la Révolution française, lui a survécu, que le peuple russe et quelques pays satellites continuent d’exister après Staline, les Allemands après Hitler, la Chine après Mao, sans parler de la Pologne, de l’Arménie ou d’Israël.
Là est le vrai plan politique: avant de se fixer sur un but particulier, si excellent soit-il, la politique est vouée à une fonction générale, qui est d’assurer l’unité, la protection et la paix d’une communauté politique. L’objet propre de la politique est donc, tous buts confondus, un peuple lié à une terre, si durablement inscrit dans la réalité qu’il survit à tous les malheurs et à tous les régimes, à tous les buts atteints ou ratés, mille fois plus profond, mille fois plus durable que le plus durable de tous les buts.
Dans cette perspective, le pays le plus désuni, le plus exsangue, le plus exploité a besoin de politique autant que le pays le plus uni et le plus prospère. C’est trop peu dire: il en a beaucoup plus besoin. Quand le pays va bien, le pouvoir peut se contenter de jouer son rôle régalien strict et, pour le surplus, d’assurer l’équilibre du jeu naturel des forces sociales.
En d’autres termes, si l’on prétend s’occuper de politique, plus on constate que tout va mal et moins on a le droit de lâcher prise.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Aides aux médias: signez le référendum! – Editorial, Félicien Monnier
- Un membre du Conseil synodal répond à notre article «L’Eglise face à la modernité» – Olivier Delacrétaz
- Initiative 99%: fausses promesses et vraie menace – Pierre-Gabriel Bieri
- PLR, un bateau ivre? – Sébastien Mercier
- Occident express 88 – David Laufer
- Le point sur la 3e 2e révision de la LAT – Olivier Klunge
- Cinq cures vaudoises à rénover – Antoine Rochat
- Jacques Bouveresse – Jacques Perrin
- † Philippe Ramelet – Jean-François Cavin
- Prophéties de va-nu-pieds – Le Coin du Ronchon