L’intersectionnalité
Eléonore Lépinard, française et blanche, professeur d’études de genre à l’Université de Lausanne, vient de publier Pour l’intersectionnalité, ouvrage d’une septantaine de pages.
L’intersectionnalité? Qu’est-ce? A première vue, une idée à la mode, concomitante aux débats sur le féminisme et les sexualités (Me Too, LGBT), interraciaux (Black LivesMatter), anticapitalistes et écologistes (Gilets jaunes, Extinction Rébellion, Génération climat): du violet, de l’arc-en-ciel, du noir, un peu de rouge, du vert…
Pour Eléonore Lépinard, qui partage les soucis des mouvements mentionnés ci-dessus, l’intersectionnalité est un concept des sciences sociales et l’occasion d’une alliance entre groupes «critiques» en vue de résister à diverses formes d’oppression.
A la fois notion scientifique et moyen de lutte sociale, l’intersectionnalité est difficile à appréhender. C’est un peu la poule et l’œuf. On ne sait trop si les recherches scientifiques procèdent d’une intention militante ou si la militance s’est saisie d’idées sociologiques à disposition sur le marché.
Eléonore Lépinard s’accorde avec Marx pour dire qu’on a suffisamment interprété le monde et qu’il faut désormais le transformer. Le projet de transformation a la priorité.
Le mot central dans toute cette affaire est pouvoir. Le monde se divise entre les détenteurs du pouvoir, les dominants, et ceux qui le subissent, les dominés. En gros, les dominants sont les vieux mâles blancs, riches et cis-genre. En face, nous trouvons les femmes, les LGBTIQA+, les pauvres, les racisés, bref les victimes de discriminations et de jugements dépréciatifs. L’intersectionnalité désigne la position de celui qui se trouve au croisement de plusieurs discriminations: d’une lesbienne maghrébine vivant dans la précarité, par exemple. La position du dominé et l’intensité de la domination subie dépendent du contexte. Un homme noir subira plus de contrôles au faciès qu’une femme noire. Une femme noire antillaise d’extraction bourgeoise subira dans une entreprise plus de remarques racistes que la femme de ménage maghrébine, du moment que sa position de cadre dissone avec sa couleur de peau. Un homosexuel sera plus durement opprimé en Egypte qu’en Suède. Et une famille blanche dans un quartier «défavorisé» sera mal vue, ajouterons-nous, l’autrice ne parlant pas de ce genre de cas…
Le concept d’intersectionnalité autorise, selon Eléonore Lépinard, une connaissance plus riche et fidèle de la réalité sociale. Il tient compte des expériences vécues des minorisés du bas de l’échelle, leur donnant la parole et recueillant leurs témoignages. L’intersectionnalité met en lumière les préjugés de la majorité masculine et blanche des chercheurs, préjugés dont celle-ci n’est même pas consciente. Il n’existe pas de point de vue de nulle part. Tout chercheur en sciences produit des théories à partir de ses expériences propres. Il ne suffit pas que le savant cherche par lui-même à écarter ses préjugés. Il doit se confronter à des expériences différentes, car la vision du dominant est partielle et partiale. Reconnaissons qu’ Eléonore Lépinard concède que le savoir des dominés n’est pas plus vrai et qu’une femme noire n’est pas seule apte à parler des problèmes des femmes noires. Il n’en demeure pas moins que le recrutement de chercheurs doit laisser plus de place aux minorités de façon à obtenir des résultats scientifiques plus conformes à la réalité sociale et à produire une société plus juste.
Au vu des concessions accordées par l’autrice, l’intersectionnalité n’apparaît pas si scandaleuse, mais nous avons des réticences.
Une vision du monde unilatérale transparaît dans les théories de Mme Lépinard. Les dominants s’opposent aux dominés, les bourreaux aux victimes, les coupables aux innocents, comme si n’existaient nulle part amitié, respect, coopération… ou ambiguïté, les rôles s’inversant parfois sous d’autres perspectives.
Mme Lépinard travaillant à l’Université de Lausanne reçoit un salaire de l’Etat de Vaud, mais son point de vue est internationaliste. Elle se réjouit de la mondialisation de la recherche et étudie les répercussions d’événements américains sur la recherche française en sociologie. On a reproché aux études de genre et de race un certain communautarisme. Ce n’est pas faux, et il faut se demander de quelles communautés on parle. Celles-ci ne sont pas politiques, car elles ne concernent aucune nation particulière, aucune entité politique existante, mais des groupes grossièrement dessinés: LES femmes, LES Noirs, LES gays, LES obèses, LES précaires. Le caractère mondial de telle ou telle catégorie ignore l’appartenance des individus à une cité particulière, dotée de frontières et d’une histoire propre. Les intersectionnels prétendent contextualiser et historiciser les processus de domination, mais ce n’est jamais d’un point de vue politique. Dans un document en ligne du Laboratoire du changement social et politique, nous lisons: « La nation en tant que communauté relève de l’invention et non d’une réalité sociale. La communauté nationale n’existe pas en soi, elle est fabriquée sur une interprétation d’éléments matériels et symboliques: une histoire, une religion, une appartenance ethnique et/ou raciale, des héros et des pères fondateurs, une langue, un territoire.» Cette invention n’est donc pas rien; elle se fonde sur beaucoup de choses, tandis que LES femmes sont un concept très général. Nous voyons bien que telle femme est un être digne d’intérêt, voire de passion, mais LES femmes se résument à quelques caractéristiques biologiques probablement elles-mêmes inventées. Les intersectionnels ne considèrent que l’hétéronationalisme: L’idéologie nationale est un outil particulièrement efficace pour justifier et reproduire les inégalités entre hommes et femmes, mais aussi pour imposer l’hétérosexualité, on parle alors d’hétéronationalisme. Pour eux, le genre, la race, la classe existent beaucoup plus qu’une nation.
L’intersectionnalité a peu de portée intellectuelle et politique; c’est la convergence des luttes qui prime, c’est-à-dire l’alliance fragile – un Noir musulman tolèrera-t-il une lesbienne blanche? – des victimes exigeant réparation. La science n’en est que l’instrument, destinée à justifier des désirs – les activistes ayant besoin de conforter leur instinct, comme le loup de la fable de La Fontaine. Les intersectionnels veulent un monde où règne l’égalité de fait entre personnes racisées, aux sexualités diverses, vivant dans une nature restaurée en compagnie d’animaux humanisés, tous émancipés des soucis de genre et de la division du travail.
Que deviendront les vieux adeptes des nations obsolètes? Disparaîtront-ils naturellement ou les éliminera-t-on? Parmi les victimes, les extrémistes parlent fort. Leur envie de dialogue est limitée, voire nulle. Ils veulent surtout l’emporter dans la lutte qui les oppose à la blanchité masculine.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Liste unique à la majoritaire – Editorial, Félicien Monnier
- Une certaine forme de complotisme – Pierre-Gabriel Bieri
- Le rapport sur la nouvelle LEDP – Lionel Hort
- Droit de vote et incapacité de discernement – Benoît de Mestral
- Les deux piliers de la démocratie directe – Olivier Delacrétaz
- Ne compliquons pas! – Olivier Delacrétaz
- E.-R. Blanchet, athlète du clavier et de la grimpe – Frédéric Monnier
- Statistiquement durable – Le Coin du Ronchon