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Soldats contre guerriers: les volontaires dans les armées

Edouard Hediger
La Nation n° 2206 29 juillet 2022

Il y a quelques semaines, La Nation revenait sur un élément important de la guerre en Ukraine: l’apport des forces territoriales. Nous soulignions l’avantage d’y intégrer les volontaires et partisans afin de les canaliser dans les structures militaires et de limiter les perturbations qu’ils pourraient engendrer par des actions non coordonnées avec les forces régulières.

Lorsque la guerre éclate dans le Donbass en avril 2014, l’armée ukrainienne est largement désorganisée. Le jeune gouvernement du président Petro Porochenko issu de la révolution du Maïdan craint de perdre, comme en Crimée, le contrôle de la situation militaire dans ces territoires au profit de la Russie. Afin de pallier les insuffisances de l’armée régulière, le gouvernement autorise la création d’unités de volontaires afin de combattre les séparatistes pro-russes. Plusieurs formations armées d’extrême-droite apparaissent avec le soutien de financements participatifs ou d’oligarques. Ces groupes très hétérogènes s’agrègent autour de figures de la révolution du Maïdan ou issues de l’hooliganisme. Tous partagent en revanche une méfiance envers l’Etat et sa corruption endémique, un nationalisme marqué, et la haine de la Russie. On les appelle les «Petits hommes noirs» par opposition aux «Petits hommes verts», supplétifs russes occupant le Donbass. Parmi ces formations, on trouve le bataillon Azov, en référence à la mer qui borde le sud-est de l’Ukraine. Ouvertement néo-nazi, le bataillon reprend l’iconographie propre aux divisions SS, runes et soleils noirs.

L’accord de Minsk I signé en septembre 2014 afin de mettre fin à la guerre du Donbass prévoit notamment de procéder à la démilitarisation des formations armées et du matériel militaire illicites, ainsi que des combattants irréguliers et des mercenaires engagés par toutes les parties. Les combattants des groupes paramilitaires ont alors le choix entre rejoindre la garde nationale ukrainienne ou se dissoudre. En novembre 2014, le bataillon Azov devient officiellement un régiment des forces territoriales sous la tutelle du ministère de l’intérieur ukrainien qui évite ainsi que ces éléments, aguerris et armés, ne partent dans la clandestinité. Cette officialisation de leur statut leur permet de gagner en légitimité, de recruter plus largement et d’obtenir des armes modernes. L’appel d’air est immédiat. Le groupe passe de quelques centaines de membres à un régiment de plus de 2500 militaires. Le rejoindre est un moyen jugé plus efficace de se battre pour son pays ou de trouver l’aventure, tout en s’affranchissant du long entraînement de l’armée régulière et des tracasseries administratives.

Les forces territoriales y trouvent largement leur compte. Elles y incorporent ainsi de nombreux vétérans et l’afflux de volontaires noie les éléments les plus radicaux qui deviennent au fil des ans une minorité toujours plus marginale. Argument majeur de Moscou pour justifier l’invasion, la lutte contre les nazis en Ukraine a été largement commentée dans les médias depuis le 24 février, notamment la présence d’Azov à Marioupol. Pourtant, selon l’International Institute for Strategic Studies, l’Ukraine comptait au total, au début 2022, 196 000 soldats et 60 000 membres de la garde nationale. Le régiment ne représenterait donc pas plus d’une fraction des forces armées du pays, et son noyau néo-nazi a quasiment disparu, bien que l’iconographie originelle soit restée.

Avec l’invasion du 24 février, le phénomène des bataillons de volontaires explose. Régiments géorgiens, biélorusses du bataillon Kastous-Kalinowski, Russes «libres» et tchétchènes pro-Ukrainiens, bataillons aux noms évocateurs comme Kraken, Carpathian Sich, ou les Hospitaliers, des dizaines d’unités se forment et sont incorporées aux forces territoriales ukrainiennes. Côté russe, les pertes massives et le déficit structurel en infanterie de qualité contraint les autorités militaires à recourir massivement aux volontaires et mercenaires. Ainsi, l’essentiel des gains territoriaux de ces dernières semaines a été fait par le groupe Wagner, armée privée du pouvoir russe, par des Tchétchènes de Ramzan Kadyrov, client de Vladimir Poutine à la loyauté indéfectible, mais également par des groupes plus obscurs comme la Légion impériale russe ou par l’unité «Rusich», groupes revendiquant ouvertement leur ascendance néo-nazie.1

Comme les corsaires d’antan, les unités de volontaires peuvent être une ressource précieuse pour une nation en guerre, mais leur utilisation n’est pas sans risque. Ils sont gouvernés sur un code différent de celui de l’armée régulière. Motivés par des idéologies parfois radicales, leurs membres ne sont pas toujours tenus par les mêmes loyautés, par l’obéissance au commandant en chef ou au drapeau. Dans le cas de mercenaires, l’incitation financière ne pousse pas aux même sacrifices que la loyauté à la patrie. L’éthique du soldat n’est pas d’être un aventurier délié de responsabilités ou un guerrier habité par une culture tribale, mais un citoyen en uniforme régi par ce que la Bundeswehr d’après-guerre a appelé innere Führung. Disposant d’une fraction du monopole de la contrainte légitime de l’Etat, le soldat doit reconnaître le primat de la politique. Il doit agir de manière autonome, dans le sens des valeurs de la société qu’il défend et doit être un exemple pour la nation en armes. S’il n’est pas contrôlé, l’esprit tribal peut néanmoins aussi affecter les militaires professionnels. Ainsi, les SAS australiens ont été accusés de multiples crimes de guerre et d’exécutions sommaires en Afghanistan. Le rapport d’enquête du gouvernement insistait sur le fait que ces exactions sont la conséquence d’une «culture de guerriers égocentriques, avec des supérieurs considérés par leurs subalternes comme des demi-dieux».

La prolifération des unités de volontaires posera finalement des questions épineuses aux belligérants après-guerre. Que faire de ces milliers de combattants aguerris et armés? Comment s’assurer qu’ils restent intégrés dans l’Etat de droit indispensable à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE? Côté russe, comment gérer les milliers de volontaires qui, payés dix fois le salaire moyen durant la guerre, vont devoir retourner aux réalités économiques du pays?

La Suisse a un avantage sur les armées professionnelles puisqu’elle implique dès l’âge de conscription l’essentiel des citoyens dans la défense fédérale. Le principe de milice et l’obligation de servir, si elle est suivie de manière conséquente, expriment clairement le postulat que l’armée ne doit pas être un ensemble de castes mais au contraire mettre tous les combattants sur un pied d’égalité sous les drapeaux. Le volontaire, même si son intention peut être bonne, n’est lié que par la décision qu’il a bien voulu prendre de s’engager. Le milicien est quant à lui obligé, et le rapport de subordination aux institutions en est complètement différent.

 

1 Rondeaux, C. (2019), Decoding the Wagner Group: Analyzing the Role of Private Military Security Contractors in Russian Proxy Warfare (pp. 32–44)

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