Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Trois attaques contre l’Eglise

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1787 23 juin 2006
L’attaque frontale

On peut lire dans l’éditorial du LittérAire (1) de ce printemps: «Il est vrai qu’au nom de Dieu et de la religion, les pires crimes ont été commis. Ouvrons une parenthèse pour relever tout de même que dans le domaine du crime, les chrétiens ont été particulièrement zélés. On ne peut oublier la colonisation du continent américain, l’Inquisition, la Shoah et tant d’autres massacres, hélas. Les cendres des camps nazis n’étaient pas refroidies que certains chrétiens s’adonnaient à l’épuration ethnique.» Polémique anticléricale classique: on caricature, on omet les faits qui gênent la théorie, on en rajoute qui la confirment. L’Eglise, c’est le Komintern (2), plus le KGB, plus la Gestapo!

Ces attaques sont désagréables, mais finalement utiles en ce qu’elles donnent à l’Eglise l’occasion de rappeler des choses oubliées: rectifier inlassablement les faits, démontrer, distinguer, nuancer, voilà son travail. Travail nécessaire: si elle ne le fait pas, son silence confirme les accusations, même les plus insensées. Sans nier, par exemple, les ambiguïtés de l’Inquisition ni les abus de certains inquisiteurs, en particulier espagnols, l’Eglise doit rappeler que cette institution n’avait pas pour but d’imposer la foi par la torture, mais de protéger l’Eglise contre l’hérésie. La brutalité du système était fonction de l’époque, mais aussi de l’importance vitale qu’on attribuait à la connaissance de la vérité et à l’unité religieuse du pays. Pour ce qui est de la colonisation du continent américain, elle ne fut pas principalement le fait de l’Eglise, dont la présence eut plutôt pour effet de civiliser un tant soit peu le comportement des conquérants… et celui des populations envahies.

Quant à l’«épuration ethnique», et en supposant que les récits qu’on nous en a faits ne soient pas complètement faussés par des considérations politiques, il faut pas mal d’imagination pour voir dans Milosevic, ancien apparatchik communiste recyclé dans le nationalisme, le bras armé de l’Eglise orthodoxe. Et prétendre que la Shoah fut organisée au nom de Dieu et de la religion est une contrevérité évidente. Le paganisme idéologique des nazis est entièrement étranger à la foi chrétienne. Même profondément inculte, l’éditorialiste de LittérAire ne peut pas ne pas le savoir. Mais c’est moralement tellement confortable de dire ces choses, tellement dans la ligne du paysage intellectuel romand!

Enfin, si l’on veut juger l’Eglise du point de vue temporel, qu’on tienne aussi compte de son apport constant en matière d’aide sociale, de soins médicaux, de formation intellectuelle, d’humanisation des moeurs, du droit, de la guerre! Elle a soutenu les arts. Elle a inspiré la réflexion philosophique. Et c’est encore à elle qu’on doit la distinction entre le temporel et le spirituel – «ni confusion, ni séparation» – qui fonde la civilisation européenne. Il n’y a jamais rien eu dans l’histoire qui ait mieux fondé le refus du totalitarisme.

Face à la polémique antichrétienne, la position individuelle du chrétien est délicate. Il se sait pécheur, ce qui le porte spontanément à reconnaître ses erreurs. Mais il ne doit pas en rajouter. L’humilité ne doit pas dégénérer en complaisance dans l’humiliation – qui est une forme d’orgueil. Dans tous les cas, le chrétien évitera la confession publique des «crimes» des autres, tant à la mode aujourd’hui, et qui n’est qu’une version actualisée de l’éternel pharisaïsme.

L’attaque indirecte

Dans un éditorial de 24 heures du 7 juin dernier intitulé «Vaud, la méfiance comme religion», M. Thierry Meyer s’en prend au projet de loi sur les Eglises et «à la volonté de tenir à l’écart la troisième religion monothéiste de Suisse». Ce projet ne disant mot de la religion musulmane, M. Meyer le juge contraire aux «principes d’équité et de liberté religieuse qui constituent la base d’une société moderne et ouverte». On manque, estime- t-il, une occasion d’intégrer les musulmans modérés.

Si l’Eglise réformée vaudoise a toujours été entretenue par l’Etat, c’est pour des raisons historiques. Berne ayant fait main basse sur les biens de l’Eglise qui à l’époque assuraient son autonomie, l’Etat de Vaud ayant confisqué ce qui lui restait en 1803, il était juste que les deux pouvoirs, qui reconnaissaient sa légitimité, lui fournissent les moyens d’assurer son ministère.

L’union de l’Eglise et de l’Etat ne s’est jamais présentée comme une formule idéale en soi, mais comme une solution de moindre mal dans une situation particulière, l’Eglise réformée assumant dès 1536 la continuité de l’Eglise en Pays de Vaud.

Dès 1970, le statut des catholiques vaudois fut calqué sur celui de l’Eglise protestante en ce qui concernait la rétribution des ecclésiastiques: l’Etat assurait aux prêtres le même traitement qu’aux pasteurs, leur nombre étant fixé en fonction de la population catholique du Canton. Ce système, qui définissait le statut de l’Eglise catholique dans le Canton en fonction de celui de l’Eglise réformée, préservait quelque chose du principe de l’unité de l’Eglise dans le Canton. Cela cessa avec la Constitution de 2003 qui plaçait les deux Eglises sur pied d’égalité. On sortait d’un usage justifié par l’histoire pour entrer dans la perspective d’une rémunération des Eglises pour les services moraux et sociaux qu’elles rendaient à la collectivité. Ces services sont importants, sans doute, mais secondaires par rapport à leur mission essentielle qui est de cultiver et de transmettre le dépôt de la foi.

M. Meyer fait un pas de plus. Il pose la question des relations de l’Etat et de l’Eglise dans la seule perspective de l’égalité de traitement: tout groupement religieux a le droit de recevoir une partie de la manne de l’Etat en tant qu’il rend à la collectivité des services du même type que l’Eglise réformée ou l’Eglise catholique. Peu importe que nos moeurs et notre droit soient encore marqués par le christianisme, à mille lieues des moeurs musulmanes.

L’article de M. Meyer est un signe de la décomposition de la chrétienté, dont la caractéristique est précisément d’unir les exigences de la religion et celles de la politique dans la synthèse évidente des moeurs. Cette décomposition est lente, elle se déroule sur des siècles et son dessin d’ensemble nous échappe. Nos plans et conseils n’y jouent guère de rôle. Elle est plus difficile à combattre que l’attaque frontale, parce qu’on ne sait pas très bien où porter l’effort. On l’a vu avec l’évolution de la confirmation protestante. Cet événement, qui était une synthèse de religieux et de social, était naguère encore reçu sans problème par tout un chacun. Il a pris peu à peu une allure équivoque, parfois aux yeux mêmes de ceux qui le défendaient. On ne savait plus soimême si l’on défendait une réalité sociale inspirée par une foi moins partagée qu’auparavant, ou une manifestation de la foi de toujours exprimée à travers une forme contingente un peu dépassée.

Les chrétiens doivent éviter de forcer les choses dans le sens de l’évolution actuelle pour se donner l’illusion de la maîtrise. Ne nous pressons pas d’aller au-devant d’une décadence qui peut, selon les événements, aller plus ou moins vite et nous ménager ici et là des accalmies, voire de précieuses renaissances!

L’attaque interne

«Bonne Nouvelle», le périodique de l’Eglise réformée vaudoise, publie dans sa livraison de juin un dossier intitulé «Juifs, chrétiens et musulmans prient-ils le même Dieu?» qui compare les caractéristiques des trois religions monothéistes. M. David Banon, enseignant de judaïsme dans les universités de Strasbourg et de Lausanne, M. Hafid Ouardiri, porteparole de la grande mosquée de Genève, et le pasteur Shafique Keshavjee répondent chacun à ces quatre questions: «Qui est Dieu?», «Quelle pratique religieuse?», «Quel regard sur les autres religions?», «Prionsnous le même Dieu?». Nous ne pouvons pas dire ce qu’il en est de la représentativité des deux premiers, mais les réponses de M. Keshavjee n’engagent qu’une partie du protestantisme et nous doutons que le catholicisme et l’orthodoxie s’y retrouvent pleinement.

L’attitude de «Bonne Nouvelle» à l’égard des trois religions est neutre. Et c’est précisément dans cette neutralité que se cache la troisième attaque. Elle est imperceptible, étant couverte à la fois par le souci d’impartialité scientifique et par le désir de paix entre les religions.

Mais il n’en va pas de la religion comme de la philosophie. On ne peut pas parler de religion en mettant sa foi entre parenthèses. On ne peut pas considérer sa foi de l’extérieur sans la dénaturer. Se contraignant, par souci de méthode, à la neutralité religieuse, le chrétien se place automatiquement, et sans forcément le vouloir, à un point de vue «supérieur» prétendant englober le christianisme et les autres monothéismes – voire toutes les religions – dans un même contenant qui les dépasse et qu’on désigne par des formules évasives telles que «le religieux» ou «le sacré». Apparemment plus ample, ce point de vue perd en substance tout ce qu’il gagne en étendue abstraite.

Ce qui se profile en arrière-plan de ce type de dialogue où la neutralité scientifique passe avant la confession de foi, c’est une Eglise débarrassée des aspects particuliers du christianisme, du judaïsme et de l’islam au profit d’une religiosité essentiellement morale et sociale, nourrie d’histoire des religions, de psychanalyse et de linguistique comparée.

Dans un encadré, «Bonne Nouvelle» pose encore la question: «Le Dieu des trois monothéismes est-il le même Dieu?» Le professeur Pierre Gisel, qui vient de publier «Les trois monothéismes» chez Labor et Fides, répond: «Les références, les rituels et les symboles sont différents mais des religions différentes peuvent renvoyer au même Dieu». C’est vrai si l’on se place au niveau très élémentaire de la religion naturelle. Mais chaque religion revendique son exclusivité, c’est même le seul point où toutes parlent d’une seule voix. Pour les chrétiens, cette revendication est celle du Christ lui-même: «Nul ne vient au Père que par moi.»

Quant au dialogue interreligieux, peut-il se contenter de faire «mieux comprendre les différences en sachant qu’elles sont irréductibles mais instructives», comme le dit encore le professeur Gisel? En d’autres termes, le chrétien peut-il concevoir ce dialogue en dehors d’une volonté missionnaire explicite? Nous croyons que la loyauté, tant à l’égard de ses interlocuteurs qu’à l’égard de sa propre foi, le lui interdit.

Pour le chrétien, le christianisme et le judaïsme ont partie liée, en particulier, dans la perspective du retour du Christ. Le dialogue entre les deux ne peut pas se rompre. Mais il est ardu. Un chrétien débattant avec un Juif peut-il ne pas dire que le christianisme est l’accomplissement des promesses et des prophéties de l’Ancien Testament? Et le Juif n’est-il pas tenu par ses croyances mêmes de dire au chrétien qu’il en prend à son aise avec les textes de l’Ancien Testament qui sont le trésor du peuple élu? Et le dialogue avec l’islam – dont à vrai dire nous avons quelque peine à discerner la nécessité – peut-il faire l’impasse sur le fait que l’islam, privé de la médiation du Fils entre le Père et les hommes, sera toujours un légalisme oscillant entre la guerre sainte et le fatalisme? Et le musulman peut-il ne pas dénoncer le polythéisme qu’il voit nécessairement dans la Trinité? Chacune de ces affirmations est un motif de rupture voire, à certaines époques, de massacres. La tentation est alors grande de confier le dialogue interreligieux à des chrétiens, juifs et musulmans libéraux, réels ou simulés, qui signeront la paix interreligieuse en évacuant la question de la vérité.

Nous qualifions la troisième attaque d’«interne», mais elle n’est pas le fait de tel traître ou de tel hérétique que nous voudrions dénoncer. Elle provient plutôt d’une faiblesse propre au christianisme actuel, d’un assèchement de la foi vivante qui se manifeste par l’émergence encombrante d’une espèce de science religieuse inspirant des flots ininterrompus de discours savantissimes et sans courage.

Trois attaques parmi mille autres, de front et de flanc, du dehors et du dedans. Les chrétiens se rendent-ils seulement compte qu’ils sont en lutte?


NOTES:
1) Edité par l’Association des amis de l’Aire.
2) Plus d’une attaque contre l’Eglise n’a pas d’autre but que de disculper le communisme de ses propres ignominies.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Louis XVI, une nouvelle biographie (première partie) – Georges Perrin
  • Le paradoxe de la discipline – Jacques Perrin
  • Football global – Julien Le Fort
  • Le bonheur par le travail – Jacques Perrin
  • Dix livres vaudois – Yves Gerhard
  • Les dents de l’amer – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Quel aveu! – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Lisez des blogs, pas Le Matin – Le Coin du Ronchon