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Velléité

Jean-François Cavin
La Nation n° 2208 26 août 2022

Des Messieurs respectables, un peu rigoristes, m’ont dit l’autre jour de mon ami Basile: «Il est charmant, mais c’est un velléitaire.» Lourde condamnation. Ces Messieurs n’ont pas tout tort, mais j’aime bien mon ami Basile, sa fraîcheur, sa spontanéité, ses intuitions fécondes, ses coq-à-l’âne ébouriffants. J’essaie donc de le défendre, et pour cela je consulte les dictionnaires avec l’espoir d’y puiser une acception du mot pas trop péjorative, si possible même un peu bienveillante. Hélas, je n’y trouve que des accents dépréciatifs: hésitant, inconstant, incapable de s’en tenir à une décision prise, instable, versatile. Le coup de grâce est donné par Jehan-Hippolyte Torgoin (Des faiblesses humaines, Lyon 1638): Pour ce que le velléitaire seroit tel un rôtisseur qui prépareroit la sauce mais ne cuiroit point la viande. Pauvre Basile, te voilà bien enfariné!

Il semblerait donc que l’honneur de l’homo voluntaris consiste à aller jusqu’au bout de ses idées, avançant sur une voie rectiligne, sans musarder et se perdre en chemin; à donner forme substantielle et utile à la pensée qui l’a effleuré dans un premier temps; à réaliser enfin ce qu’il a conçu. Comment contester que les grandes œuvres de l’humanité ne résultent pas d’idées en l’air, mais d’un travail assidu, d’une longue aptitude à la patience, d’une volonté obstinée d’aboutir?

Et pourtant… L’imagination créatrice ne fait pas toujours bon ménage avec la raison. On connaît des fondateurs d’entreprises qui ont eu une idée originale, ont lancé une industrie novatrice, et se sont montrés incapables de maîtriser un développement solide de leur maison; ils ont dû rapidement passer la main pour en assurer l’avenir. Mais sans l’étincelle originelle, rien n’aurait existé. Ces pionniers étaient peut-être des velléitaires.

Dans le domaine des arts, pensons au charme de l’esquisse. Le peintre y laisse aller son crayon à la faveur de son inspiration; les contours ne sont pas encore fermement définis, ni la composition vraiment consolidée. Mais la fraîcheur de ce premier jet, et peut-être même son inabouti qui laisse une part de mystère, lui donne sa valeur affective, artistique, et parfois marchande. Magie de l’œuvre inachevée!

«Inachevée»? Schubert serait-il un velléitaire, lui qui a laissé tant de compositions abandonnées à mi-chemin? Certains voient en l’immortel Franz un bohême plus porté à passer d’heureux moments avec ses camarades, le heuriger aidant, qu’à travailler sérieusement à son prochain opus; un aimable désordre aurait régné sur sa table comme dans sa tête. Préférons toutefois une autre approche, car on sait que Schubert attachait beaucoup de prix à son art et l’exerçait avec ferveur; l’explication de tant d’inachèvements résiderait dans l’explosion de son inspiration, qui le conduisait à commencer plusieurs œuvres en même temps et à les développer de front; la mort précoce n’aurait donc pas sanctionné une quelconque négligence, mais interrompu le labeur d’un atelier riche en projets.

Peut-être alors nos velléitaires sont-ils des esprits trop fertiles pour s’atteler avec obstination à une seule tâche? Peut-être l’inabouti est-il le résultat d’un trop-plein d’idées et d’élan créatif? Peut-être le velléitaire est-il, en définitive, non un faible, mais un fort? Peut-être l’inaccompli est-il la marque typique de la hardiesse, mais de l’imperfection humaine? Ces questions sont trop graves pour que j’aie le courage d’y répondre dans la chaleur estivale. Cet article sur la velléité reste donc une ébauche.

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