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La dépossession de trop

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2208 26 août 2022

La dépossession de trop

Les paysans ne sont plus que 3% de la population active suisse. Le Lausannois de vingt ans ne partage plus avec sa mère des souvenirs de parties de cache-cache dans les foins et de conduite de tracteur sans permis. La démocratisation des études et la «tertiarisation» d’une population en augmentation constante en sont en partie responsables.

Et pourtant, il n’est pas une année sans que nous ne votions sur une initiative constitutionnelle concernant l’agriculture: biodiversité, pesticides, vaches à cornes, souveraineté alimentaire et, dans un mois, élevage intensif. Plus l’agriculture s’efface de notre quotidien, plus les Suisses en font le réceptacle de leurs attentes éco-alimentaires. Nous projetons sur l’agriculteur nos fantasmes politiques, souvent paradoxaux. Certains le conspuent comme pollueur ou tortionnaire spéciste, tout en l’érigeant en acteur de la révolution verte. D’autres en font un héros romantique, garant de notre identité alpestre ou de notre souveraineté alimentaire.

La dureté des campagnes sur les deux «initiatives phytosanitaires» du printemps 2021 a marqué les esprits. La crise du loup prolonge aujourd’hui ce dialogue de sourds. Pour les pro lupo, les paysans n’ont qu’à s’adapter: acheter des ânes et des patous, clôturer mieux, ne pas séparer les veaux des mères, rentrer le bétail la nuit. Admettant l’insuffisance de ces méthodes coûteuses en temps et en argent, ils exigent de nos agriculteurs et bergers d’accepter des pertes. La compensation financière finira cyniquement de régler son sort et boucler son clapet au propriétaire d’un veau éviscéré au pied du Mont-Tendre.

En face, on menace de faire justice soi-même, «comme en Valais». Un peu honteux, on en vient à espérer qu’un petit garçon, rentrant à la tombée de la nuit de son entraînement de foot, se fasse croquer… «Oh, rien du tout: juste un bout du mollet.»

Les réactions de désespoir des agriculteurs touchés révèlent combien ils aiment leurs animaux. Elles contredisent les préjugés concernant leur propension à la maltraitance. Mais elles témoignent surtout chez les éleveurs d’un sentiment d’échec, mâtiné de celui de leur inutilité. La présence du loup n’est pas un problème parmi d’autres, parfois dramatiques, comme la grêle pour le vigneron. Pour l’éleveur, elle est la dépossession de trop, le sentiment que cette fois son destin ne lui appartient vraiment plus.

Les paiements directs avaient commencé par lui faire comprendre qu’il servait de fusible, achetable à coups de subventions, dans le grand cirque mondial du libre-échange. A l’exception de quelques fromages particulièrement affinés, on sacrifia l’agriculture sur l’hôtel de l’horlogerie, de la machine-outil et de la pharma. Extension des paiements directs, les prestations écologiques requises (PER) furent le bras armé de l’éco-jardinage fédéral. «Mets des hôtels à insectes et des bandes herbeuses… si tu veux toucher l’argent qui te manque.» Dépendant de la terre, le paysan n’a pas intérêt à la détruire. Il y a quelque chose d’humiliant à se faire acheter son respect de la nature.

Ces contraintes ont suscité une explosion du travail administratif, causant de nombreuses déprimes. Mille règles vétilleuses encadrent la vie d’une ferme. Et qui dit «directives» dit «contrôles»: de la Direction générale de l’environnement sur l’étanchéité de la fosse à lisier, du vétérinaire cantonal sur la surface de l’aire de sortie des veaux, de l’expert TVA sur la comptabilité de l’échoppe de vente directe.

Enfin, ce qui est peut-être le scandale suprême, nous avons parfaitement accepté que l’agriculteur ne puisse vivre sans aides de son métier: autant au travers des paiements directs que de notre complaisance pour les marges de la grande distribution, dont le prix du lait est le lamentable symbole.

Tout cet appareil bureaucratique et financier vise trop souvent des objectifs en décalage avec la fonction première de l’agriculture. Elle est de nourrir la population et de garantir autant que possible l’approvisionnement alimentaire de la Confédération. Le paysan remplit ainsi une fonction à la fois vitale, économique et défensive. Même impossible, l’autarcie doit orienter la perspective générale.

Quiconque aborde la question du loup doit avoir à l’esprit cet arrière-fond technocratique. Il doit se souvenir du niveau d’aliénation dans lequel se trouvent aujourd’hui nos paysans, objets d’un chantage au porte-monnaie qui les a, contre leur gré, transformés en agents des politiques fédérales. La fonction d’un agriculteur est d’élever un veau pour en faire une vache laitière ou un animal de boucherie, destiné à être consommé par l’homme. Elle n’est pas d’assurer la subsistance en Pays de Vaud du plus dangereux prédateur européen.

Faire financer les mesures de protection par la Confédération ou dédommager les éleveurs touchés ne fera jamais que perpétuer le chemin emprunté jusqu’à aujourd’hui. Avant d’introduire le loup, de le laisser proliférer, il eût fallu faire rémunérer le paysan par le consommateur, et pas par l’Etat. Car tel est l’ordre naturel des choses. Comment faire accepter le loup à un éleveur, si nous-mêmes n’acceptons pas de le laisser travailler?

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