L’énergie des Vaudois - La Conception cantonale de l’énergie
Nos deux précédents articles ont brossé le tableau des paysages énergétiques suisse et vaudois, analysé les risques de pénurie à moyen terme et présenté les lignes fortes de la stratégie énergétique fédérale. Dans cette dernière, le rattachement de la Suisse au marché libre de l’énergie en Europe a nettement la priorité sur l’autonomie fédérale.
La stratégie énergétique du Canton est décrite dans la Conception cantonale de l’énergie. Ce document de 123 pages adopté par le Conseil d’Etat en 2019 a été révisé en 2020 suite à la publication du Plan climat.
Cette Conception ambitieuse se résume simplement: partant de 17% d’autosuffisance en 2020, le renouvelable vaudois devra couvrir 35% des besoins vaudois en 2035, plus de 50% en 2050. L’effort se répartira moitié-moitié entre baisse de la consommation (–23% absolus ou –0,5% chaque année) et augmentation de la production renouvelable locale. L’autarcie énergétique est l’objectif ultime à long terme. Ce souci d’autonomie tranche avec le crédo libéraliste de la Confédération. Mais est-il réaliste politiquement, techniquement et économiquement?
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Côté économies, la Conception ambitionne une réduction de 4900 GWh sur les 18 000 consommés actuellement dans le Canton. Elle ne prévoit cependant que 14% d’économie (800 GWh) pour l’habitat, secteur où le Canton est pourtant constitutionnellement compétent pour agir! Le potentiel est certainement supérieur et nos autorités doivent accroître les ambitions du Programme bâtiments. Pourquoi le Canton n’est-il pas l’exemple à suivre pour la rénovation de ses propres biens? Pourquoi limiter les subventions cantonales à une enveloppe annuelle prédéfinie? Investir 26 millions par an (dont il faut déduire 5 millions de frais administratifs) est mesquin alors que l’on vise des économies annuelles dépassant 500 millions. Comment motiver un propriétaire à isoler et rénover si le droit du bail attribue la baisse de charge aux locataires? Que faire pour augmenter le nombre d’experts CECB (Certificat énergétique cantonal des bâtiments), acteurs initiaux incontournables de toute démarche de rénovation? Peut-on faire plus simple que trois demandes administratives pour des travaux combinés (une pour l’isolation, une pour des panneaux photovoltaïques et une pour la nouvelle pompe à chaleur)?
Les attentes de réduction de 33% pour l’industrie semblent par contre disproportionnées: la loi fédérale sur le CO2 et la directive sur les grands consommateurs électriques ont poussé l’industrie à améliorer son efficience énergétique (–20% pour les entreprises sous convention de réduction CO2 depuis 2008). Les mesures avec le plus gros potentiel et la meilleure rentabilité – considérez un temps de retour sur investissement de moins de cinq ans – ont déjà été appliquées. A moins d’espérer secrètement la fermeture de Holcim à Eclépens, de la verrerie de Saint-Prex ou de quelques autres très gros consommateurs vaudois, l’industrie n’atteindra pas l’objectif fixé, ou devra être massivement subventionnée pour y parvenir.
L’ambition de 34% de réduction de la consommation dans le secteur du transport et de la mobilité semble elle carrément impossible. La consommation de carburants n’a jamais cessé de progresser, (sauf en 2020 où le Covid a cloué les Vaudois à la maison), la population cantonale augmente (1 million d’habitants en 2044) et notre conception de l’aménagement du territoire force au déplacement par la séparation sectorielle de l’habitat, du travail, des lieux d’approvisionnement ou de loisirs. Tabler sur une réduction de 20% du nombre de véhicules privés est donc illusoire. L’efficacité des moteurs thermiques sera certes encore améliorée, mais ne restera finalement que l’électrification du parc automobile. Or ceci ne fait que transférer la consommation sans la réduire, de plus vers une énergie plus universelle et nécessaire1.
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La Conception cantonale vise une production supplémentaire de 4000 GWh, soit la multiplication par 2,3 de notre production indigène actuelle. Les investigations menées identifient un faible potentiel hydraulique (+ 200 GWh), les gros espoirs étant placés dans les pompes à chaleur (+ 500 GWh puisés dans l’environnement), l’éolien (+ 750 GWh), la biomasse / déchets (+ 900 GWh) et surtout le solaire (+ 1600 GWh).
La hausse des prix de l‘énergie relance l’attractivité financière de production indigène, se manifestant par une multiplication des projets privés en préparation. Mais la pénurie se manifeste immédiatement ailleurs: pas de pompe à chaleur livrable avant l’année prochaine, panneaux solaires disponibles à l’automne, mais incertitude sur la livraison des onduleurs, manque de main d’œuvre qualifiée pour ces travaux spécialisés…
Côté hydraulique et éolien, nous doutons de l’acceptation populaire des projets, certains étant combattus par les mêmes Verts qui réclament l’abandon des énergies fossiles. Mentionnons la chance du Canton de disposer des installations de pompage-turbinage Hongrin-Veytaux, qui seront très utiles à la régulation entre production et consommation électriques désynchronisées. Avec l’augmentation des tarifs électriques, les producteurs hydroélectriques, dont les charges n’ont pas augmenté, sont en train d’engranger de solides liquidités. L’Etat peut-il exiger qu’une partie de ces montants soient réinvestis dans de nouvelles installations locales de production?
Il faut apprécier l’absence d’un volet «biocarburants» dans la Conception cantonale. Sans parler de l’aspect éthique discutable d’une conversion de produits alimentaires en carburants dans un monde où l’on a encore faim, cela n’a pas de sens de vouloir augmenter son autonomie énergétique au détriment de son autonomie alimentaire.
Relevons un souci de comptabilisation dans cette Conception cantonale: en évaluant séparément les mesures d’économie et de production, l’autoconsommation n’est pas consolidée, ce qui risque d’aboutir à un résultat plus défavorable que celui espéré. Par exemple l’énergie d’une voiture électrique puisée en direct sur des panneaux solaires privés échappe à toute comptabilité. Côté consommation, le «plein» électrique va effectivement réduire l’énergie primaire nécessaire à la mobilité. Mais ce «plein» va manquer dans le bilan de production espéré des panneaux.
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La Conception cantonale de l’énergie et son ambition d’autarcie vont dans le bon sens, mais doivent dépasser l’addition ou la soustraction de gigawattheures sur un tableur. Le plan de route doit rester concret et réaliste, intégrant également les capacités humaines, matérielles et financières du Canton, pour que là aussi il reste aussi autonome que possible.
Il paraît raisonnable de demander moins d’efforts à l’industrie et de renforcer les ambitions pour l’habitat. Le Programme bâtiment doit être augmenté et son accès simplifié. La Conception cantonale parle de 10 à 15 000 emplois nouveaux liés à la transition énergétique. Il serait temps que le Service de la formation professionnelle se préoccupe de former plus de techniciens en isolation et en énergies renouvelables.
Avec l’arrivée annoncée du million d’habitants, les besoins de mobilité vont continuer à croître. Notre aménagement du territoire doit s’accorder avec notre stratégie énergétique. Les grands distributeurs commerciaux pourraient par exemple être incités à abandonner les périphéries pour revenir en zone d’habitation.
Notes:
1 On peut rouler à l’essence, au gaz ou à l’électricité. L’informatique et les télécommunications ne fonctionnent qu’à l’électricité.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La dépossession de trop – Editorial, Félicien Monnier
- Elevage intensif: votez NON le 25 septembre – Félicien Monnier
- Les armoiries de la Ligue vaudoise – Yves Gerhard
- Se préparer au krach? – David Verdan
- Velléité – Jean-François Cavin
- Pic de valeurs – Jacques Perrin
- Le modèle abandonné – Olivier Delacrétaz
- Un camp scout fédéral mémorable – Antoine Rochat
- Oui à la réforme AVS 21 – Pierre-Gabriel Bieri
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- On ne sait ni si ni quand – Le Coin du Ronchon