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La mort d’une reine

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2210 23 septembre 2022

Avec le décès, après 70 ans de règne, de la reine Elisabeth II, le Royaume Uni a entamé un deuil national de dix jours. Il a pris fin lundi dernier par la cérémonie funèbre en l’Abbaye de Westminster, sitôt suivie de l’ensevelissement limité au cercle familial, à Windsor. Les Britanniques ont rendu hommage à leur souveraine en défilant par centaines de milliers devant son cercueil gardé par de solides cavaliers en tunique rouge, et enveloppé de l’étendard royal.

Le déroulement des événements devait parler aux Anglais autant avec intimité que solennité. Les bains de foule du nouveau roi Charles III et de son fils William, les larmes et les roses tendues, à Edimbourg, Londres ou Cardiff, marquaient la proximité de la famille royale avec ses sujets. La pompe fut militaire avec les défilés des unités de toutes les armes et de tout le Commonwealth. Elle fut aussi politique, avec la proclamation du roi Charles en un comité restreint de gentlemen en habits noirs.

La majestueuse liturgie haute-Eglise de l’Eglise d’Angleterre, célébrée à de nombreuses reprises ces derniers jours, constitue peut-être le pilier le plus fragile de cette démonstration de force et d’unité. Comme ailleurs, la déchristianisation a frappé l’Angleterre. Et l’immigration a implanté des communautés concurrençant l’anglicanisme. Le Doyen de Westminster doit aujourd’hui faire avec un maire de Londres de religion musulmane. La place réservée à la foi anglicane dans la vie politique du Royaume constitue un important enjeu identitaire. Si l’enterrement se devait de rendre hommage à la profonde piété de la défunte, le futur couronnement révèlera la place que le roi entend accorder publiquement à l’Eglise dont il est le chef. Pour le moment, c’est non sans surprise que l’on a entendu la Première Ministre Liz Truss lire l’Evangile de Jean sous les voûtes de Westminster.

Ces dix jours de deuil ont également vu se rejouer l’inéluctabilité toute naturelle de la succession monarchique. Comme attendu depuis des décennies, Charles est tout simplement devenu roi. «La reine est morte, vive le roi!» Des millions de personnes ont expérimenté ce célèbre adage en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux.

On ne peut qu’admirer la persistance en 2022 d’une institution aussi traditionnelle que la monarchie britannique. Et il ne suffit pas, pour expliquer cette survie, de décrire d’un ton plus ou moins moqueur la faiblesse de ses pouvoirs politiques. Dans notre triste postmodernité, tout joue contre cette institution familiale, héréditaire, chrétienne, militarisée et fondamentalement inégalitaire. Au point qu’il est malaisé de donner une explication rationnelle à sa survivance. La personnalité d’Elisabeth II, la confiance qu’elle sut inspirer, y sont certes pour beaucoup. Un Edward VIII au milieu des swinging sixties ou des grèves de mineurs aurait-il été fatal à la Couronne? On peut l’envisager.

Mais que la difficulté de l’explication n’interdise pas de tirer quelques leçons politiques. On commencerait par faire erreur en confondant un roi avec n’importe quel chef d’Etat démocratiquement désigné. Il y a entre Charles III et Joe Biden ou Emmanuel Macron bien plus qu’un gouffre abyssal. Même le plus farouche des républicains reconnaîtra que la légitimité de la monarchie traditionnelle s’appuie sur un corpus de références aux antipodes d’une procédure électorale faite de bulletins de vote et de résultats soumis à une procédure de recours. La persistance et l’efficacité du système traditionnel contredisent immédiatement les détracteurs de sa prétendue absurdité.

Un roi ne s’avance jamais seul. Charles III n’existerait pas sans la fidélité d’Elisabeth II, le courage de George VI ou la gloire de Victoria. La haine du républicain sera proportionnelle à la force de cette continuité, qui s’impose à l’observateur. C’est dire si elle est incompatible avec le volontarisme démocratique, renouvelé à chaque élection.

Le roi n’est pas le chef d’un Etat, mais d’un pays. On peut trouver cela anecdotique, mais Charles est désormais propriétaire de tous les cygnes de la Tamise, en plus de quelques centaines de milliers d’hectares de rivage, de landes, de forêts, de villes et de villages. Il se trouve en outre à la tête d’un immense réseau de relations sociales, que structure la passion des Anglais pour les décorations, les cérémonies, les traditions bizarres et les clubs. Les forces armées lui prêtent personnellement serment. La formule paradoxale «Le gouvernement démocratiquement élu exerce le pouvoir au nom de sa Majesté» révèle combien son autorité est d’un autre plan que le pouvoir de Mme Truss. Elle est personnelle. Si le Premier ministre n’est que le chef du parti majoritaire, le roi est lié à chacun de ses sujets, dans l’entier de son être.

La monarchie constitutionnelle reçoit parfois la critique de «couronner» la démocratie et ses travers égalitaires, la faisant bénéficier de sa légitimité historique. Cela est vrai, et sans doute Elisabeth a-t-elle dû regretter plusieurs décisions de son parlement. Il est aussi vrai que la combinaison, en France, d’une monarchie constitutionnelle avec le régime républicain né du régicide de 1793 semblerait a priori impossible et contradictoire. Mais l’histoire constitutionnelle britannique fut moins mouvementée, la dépossession du roi fut plus progressive et moins idéologique. La mentalité anglaise, moins rationaliste que l’esprit français ou continental, est peut-être plus disposée à accepter une certaine stratification institutionnelle; pourvu que ça marche! Fût-ce au prix d’une apparente confusion historique et juridique, voire d’un manque de systématisme. Pas de querelle de drapeau en Angleterre: sur le toit du parlement, l’Union Jack coexiste avec le Royal Standard.

L’observateur de la monarchie britannique ne se penche pas – comme lorsque l’on étudie le règne de Louis XIV – sur les modalités d’exercice du pouvoir par un grand homme d’Etat, monarque absolu par-dessus le marché. Son attention porte sur autre chose: l’expression coutumière, dans une société postmoderne, de l’unité de la nation au travers d’une famille. Nous disons «coutumière» parce qu’elle bénéficie de l’adhésion la plus unanime possible. Aussi parce qu’elle s’ancre dans une pratique régulière et constante. Il y a, évidemment, les cérémonies, les visites et les rencontres avec ses sujets, au premier chef desquelles la mystérieuse audience hebdomadaire avec le Premier ministre. Mais la constance c’est aussi d’être l’incarnation vivante de l’histoire d’un pays et d’assumer vouloir la transmettre. Chez les Windsor, ce sens de la tradition augmente l’unité nationale en renforçant son identité.

Le respect scrupuleux, par la reine, de ses devoirs sociaux et politiques a forgé avec ses sujets le lien de confiance qui lui vaut aujourd’hui tant de reconnaissance. Cela est plus fort que n’importe quelle élection.

 

La mort de George VI dans La Nation:

«Si la mort du roi d’Angleterre rencontre un tel écho chez nous, où l’on n’est ni Anglais, ni sujet de sa Majesté, on imagine ce qu’il doit en être dans le pays même qui l’a perdu. En fait, la monarchie est plus que jamais en Grande-Bretagne le symbole de la nation, de son unité, de sa continuité. Au milieu de leurs dissensions (car elles existent, et comment!), les Anglais se sont tous sentis unis devant la mort du roi, comme ils l’avaient déjà été dans l’inquiétude que leur causait sa maladie ou dans la joie d’apprendre la naissance d’un fils à la princesse Elisabeth. Ce sentiment de sympathie et de communion est si fort qu’il dépasse les frontières nationales et se fait sentir aussi bien en France que chez nous. Peut-être n’en serait-il pas ainsi si un descendant de Saint Louis régnait encore à Paris. Faute d’avoir un objet plus proche pour les retenir, les sentiments d’affection du peuple se reportent sur une famille souveraine étrangère […].»

Pierre Bolomey,
«Le roi est mort»,
La Nation du 14 février 1952.

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