Fils de pasteur
Dans La Nation du 9 septembre, Félicien Monnier invitait quelque romancier méticuleux à brosser un nouveau portrait des Vaudois. Notre président souhaitait entre autres choses que l’écrivain évoquât ce qu’il reste du vieux fond calviniste en Pays de Vaud.
Dans Absolument la vie, son dernier livre (Edition Labor et Fides), Etienne Barilier expose à sa façon les tourments religieux d’un Vaudois né à la fin des années quarante. Il s’agit d’une autobiographie, et aussi d’un hommage à son épouse Monique, décédée il y a peu.
Etre fils de pasteur n’est pas une mince affaire, écrit Barilier. A l’adolescence, il se révolte contre son père (pasteur) et rejette le Père éternel. Sur la voie de l’athéisme, il reproche à son géniteur de s’être occupé sa vie durant de ce qui n’existe pas.
L’écrivain vaudois est aujourd’hui agnostique. Il ne voit pas comment la question métaphysique […] essentielle à l’homme […] pourrait être résolue, même négativement. Quant à la question religieuse « croyez-vous en Dieu ou non?», elle n’a pas énormément de sens, voire pas du tout.
Pourquoi Barilier laissa-t-il tomber Dieu au profit d’un rationalisme scrupuleux et d’un idéal qui silencieusement prit la place de la foi parentale?
Jusqu’à ce qu’il fît connaissance de sa future épouse, divers maux l’accablèrent. La médecine ne parvenait pas à soigner l’enfant souffreteux qu’il fut, atteint de sinusite chronique, de crises d’acétone, de vomissements, et plus tard de migraines qui lui valurent des troubles anxieux.
Son père lui-même tenta une fois de le guérir en lui imposant les mains, sans succès. C’est alors que l’enfant fut obscurément saisi de doutes. L’horreur de la souffrance ne le quitta plus. Des scènes de châtiments corporels infligés à des camarades le marquèrent au fer rouge. Que pouvait bien signifier un Dieu crucifié pour que l’humanité cessât de souffrir, du moins après la mort? Pourquoi aimer en souffrant? Pourquoi l’amour ne sauve-t-il pas les gens que nous chérissons? Comme d’autres adolescents fréquentant le catéchisme, il ne comprit pas qu’un Dieu d’amour pût rester indifférent aux maladies et aux actes de cruauté.
Comment la Bonté infinie pouvait-elle permettre au Mal de triompher si souvent? L’adolescent interrogeait sa famille afin de lever cette contradiction. Sa mère, sa tante et son oncle lui reprochaient d’ergoter. Le jeune Barilier n’acceptait pas que les adultes voulussent lui clouer le bec en maquillant la contradiction en mystère; qu’ils empruntassent les voies impénétrables d’un Dieu caché et indicible; que le mal fût la conséquence de nos péchés et la faute de tous, même des enfants; que personne ne fût vraiment capable de faire le bien, et chacun coupable de tout le mal.
Barilier, soumis à la surveillance de sa famille et à celle du Très-Haut, haïssait-il son père? Il lui reprochait certes un moralisme à la fois étroit et aveugle aux fautes banales commises par ses ouailles, mais reconnut, après avoir quitté le domicile parental, ses grandes qualités. Le pasteur jouait bien du piano, chantait, composait de la musique, écrivait des pièces de théâtre et pilotait sa voiture à grande vitesse, donnant à son fils le goût des automobiles. D’un caractère doux, il ne punissait que mollement, sur la demande de la mère. Barilier ne fut pas infidèle à la figure paternelle dont il hérita les gènes artistes. Il négligea les Ecritures pour se consacrer à l’écriture, au métier d’écrivain. Il respecta son père et admire aujourd’hui encore sa foi naïve mais solide. Jésus existait encore dans les années 50, dit l’écrivain vaudois, raillant le protestantisme libéral, dernier pas avant l’athéisme, les théologiens modernes qu’il nomme athées féroces, la déesse Ecologie qui a remplacé Jésus, déchet recyclable.
C’est contre sa mère qu’il eut le plus de griefs. Enfant, il souffrit d’une détresse d’abandon: Mme Barilier, tuberculeuse, n’avait souvent pas la force de s’occuper de lui. Quand veuve et aveugle elle fut admise dans un EMS, l’écrivain s’obstina à être un mauvais fils (quelqu’un en moi ne pouvait, ne voulait la rejoindre), ne lui rendant visite que grâce aux encouragements de son épouse.
Ni la migraine ni le moralisme de son milieu n’eurent cependant raison d’Etienne Barilier. Certaines vertus réputées protestantes l’aidèrent à devenir un bon romancier et un essayiste compétent – notamment en matière de musique. Au service de l’art littéraire et de la réflexion, Barilier mit la probité intellectuelle, la quête de perfection, le sentiment que rien n’est jamais assez bien fait. Il fallait faire preuve de loyauté face au réel, à la réalité rugueuse, odieuse, hideuse et s’adonner à la science, forme supérieure de l’honnêteté. Aide-toi, le Ciel ne t’aidera pas, devint pour lui la devise du courage.
Pour que Barilier échappât aux tourments physiques et spirituels, le travail ne suffisait pas. Ce fut la rencontre de l’âme sœur, en la personne, migraineuse elle aussi, d’une belle Valaisanne catholique et croyante, qui lui permit d’accéder à la joie créatrice, au don de vivre. Il put enfin respirer, se décrisper, adhérer au monde. Son athéisme s’adoucit un peu, mais Etienne Barilier ne se convertit pas, malgré d’intenses discussions avec Monique.
Pleurant la perte de sa femme, l’écrivain pense que celle-ci a si bien témoigné de la vie qu’il a reçu d’elle, alors qu’il ne partageait pas sa foi, tout ce qu’une religion pourrait avoir à lui donner. Il concède que seule la certitude de retrouver celle qu’il aime dans une autre vie lui manque: Pour moi, c’est dans le seul temps qui me reste que je peux, que je veux la retrouver.
Selon Barilier, la vérité (des humains) la plus pure est la vie, absolument la vie.
Absolument? Mot étrange sous la plume d’un agnostique.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La mort d’une reine – Editorial, Félicien Monnier
- Le génie du mal – Lars Klawonn
- Des chiffres aux lettres – Jean-François Cavin
- Le grand écart – Olivier Delacrétaz
- Encore le gymnase en quatre ans et nouvelles surprises – Yves Gerhard
- Retour à Beaulieu – Jean-François Cavin
- Le gnouf des pignoufs – Le Coin du Ronchon