Le génie du mal
Les intrigues, les complots, cela fait partie de l’humanité depuis la nuit du temps. Les Liaisons dangereuses est un roman libertin. C’est du moins ce que tout le monde en dit. Et ce n’est pas faux. Seulement, comme souvent, les choses sont plus complexes qu’elles n’en ont l’air. Déjà, le titre complet nous mène sur la bonne piste: «Les Liaisons dangereuses ou Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres.» Le but est donc d’instruire les lecteurs. Mais de quoi? Des ressorts de la manipulation. Son auteur nous montre comment les manipulateurs cachent leur jeu et avancent masqués pour parvenir à abuser des gens de bonnes mœurs.
Dès sa parution en 1782, ce roman épistolaire a fait scandale. C’était aussi un grand succès à la vente. Issu d’une famille de robe fraîchement anoblie, Choderlos de Laclos se décide à une carrière militaire. En 1781, frustré de cette carrière, il demande un congé pour écrire les Liaisons dangereuses. Monarchiste au début de la Révolution, il sert ensuite sous Napoléon. Bien qu’il ait écrit d’autres textes littéraires avant Les Liaisons, notamment le livret de deux opéras-comiques, Laclos reste essentiellement l’homme d’un seul roman. Entre sa vie militaire et une carrière politique entamée en 1788, la littérature tiendra désormais une place secondaire.
Pour Laclos, la littérature, c’est la guerre. Il a écrit Les Liaisons dangereuses comme un plan de bataille. Son idée était de mettre en garde contre les mœurs de son temps. L’intrigue est une histoire de vengeance, sous forme de complot, qui tourne mal. On est placé sur le champ de bataille de la séduction et de la conquête amoureuse. L’amour est ici exploité à des fins bassement égoïstes, à savoir la possession sexuelle.
La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont forment le couple infernal du récit. La marquise utilise Valmont comme pion et lui lance des défis de conquête. Les victimes, c’est d’une part Cécile de Volanges, une jeune femme honnête et vertueuse, capable d’amour et de don de soi, et de l’autre Mme de Tourvel, une femme fidèle, aimant Dieu, les vertus du mariage et les principes d’une vie sereine.
Or Valmont a un rival. Le chevalier Danceny, amoureux de Mlle de Volanges, est victime lui aussi de leurs complots. Mme de Merteuil, qui dit d’elle-même qu’elle a appris à dissimuler ses sentiments et qu’elle est son propre ouvrage, le préfère à Valmont. Ainsi elle fait basculer le couple dans l’adversité. C’est le début de leur fin. C’est quand on se sent totalement invulnérable au point de ne plus reconnaître de limites à son propre délire de pouvoir que la chute est proche.
Pour exprimer sa force, le couple finit par dépasser la limite humaine. Après avoir conquis Mme de Tourvel en s’acharnant véritablement sur elle, car, pour lui, vaincre la vertu augmente le charme, Valmont laisse percer dans ses lettres un vrai sentiment d’amour pour elle, qui est d’ailleurs réciproque. La marquise le remarque, car entre eux, il n’y a pas de masques. Mme de Merteuil est la confidente de Valmont et vice-versa. C’est précisément en se faisant l’ennemi de celle qui sait tout de lui qu’il prépare sa propre chute.
Valmont aime. Pour qu’il puisse la reconquérir, Mme de Merteuil ira jusqu’à exiger de lui qu’il lui sacrifie cet amour. Le vicomte répond à cette exigence. Il sacrifie à son orgueil Mme de Tourvel. Et surtout, il le fait avec une cruauté inouïe, car pour lui l’amour n’est qu’un sentiment de faiblesse. Chez Laclos, la lettre tue. Or, même ce sacrifice ne suffit pas à la marquise, et le couple continue à s’entre-déchirer, à se faire la guerre, de plus en plus violemment, et cela jusqu’à leur perte.
La complexité du roman, voire son génie, réside dans le fait que son auteur donne corps, par les différentes lettres, à la masculinité comme à la féminité. Il donne à chaque personnage une voix propre et un style propre. S’y affrontent plusieurs idées et conceptions opposées sur l’amour, la séduction, la passion, la fidélité, le mariage, la religion, mais à aucun moment du livre on ne peut savoir ce que Laclos en pense. Il est comme un acteur qui joue tous les rôles de la pièce.
Peu importe d’ailleurs ce qu’il en pense. Il nous mène au cœur du mal, et cela nous suffit amplement. Les personnages ne sont ni des imbéciles, ni des incapables d’amour, sinon la chose serait complètement sans intérêt. C’est justement parce qu’ils sont hyper-intelligents, mais aussi vaniteux, perfides et fascinés par le mal, qu’ils sont capables d’orchestrer les pires complots. L’érotisme est ici une affaire purement cérébrale. Leur désir est de dominer l’autre par n’importe quel moyen. D’ailleurs, ce qui est véritablement corrupteur chez la marquise et le vicomte, ce n’est pas le plaisir, ce ne sont pas les sens, ce sont les calculs auxquels ils se livrent, auxquels ils sont accoutumés, par leur expérience à faire le mal.
On comprend que Laclos est un moraliste dans le sens où il a voulu montrer que le libertinage ne peut résister contre l’amour et que la volonté de puissance, dès qu’elle se veut illimitée, est inévitablement condamnée à l’échec. L’excès d’orgueil du couple maléfique les dresse immanquablement l’un contre l’autre et finit, comme le grain de sable, par anéantir leur pourvoir de destruction, ou, pour mieux dire, par se retourner contre eux-mêmes.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La mort d’une reine – Editorial, Félicien Monnier
- Des chiffres aux lettres – Jean-François Cavin
- Le grand écart – Olivier Delacrétaz
- Encore le gymnase en quatre ans et nouvelles surprises – Yves Gerhard
- Fils de pasteur – Jacques Perrin
- Retour à Beaulieu – Jean-François Cavin
- Le gnouf des pignoufs – Le Coin du Ronchon